Petits plats
(*) » Casseroles, amour et crises. Ce que cuisiner veut dire « , éd. Armand Colin, 342 pages.
L’ histoire vaut sa pincée de sel. Flash-back. Décor : des fourneaux ordinaires. Epoque : fin du xviie siècle. Personnage : une ménagère. Ingrédient : quelques cuillères de modeste farine. Après avoir secoué le tout, on obtient l’une des affaires géopolitiques les plus cuisantes du conflit franco-anglais. Presque un casus belli. Qui devait nous mener tout droit vers la macdonalisation du monde. Shocking ! Devant la débauche d’artifices et de sophistications des chefs coqs des cours royales françaises, pour qui la cuisine se disait, s’affichait autant qu’elle se mangeait, les Anglais mijotent une contre-attaque dont la portée sera redoutable. Au raffinement extrême, ils vont répondre par la création d’une potion magique, vite fait, bien fait, à base de beurre fondu et de farine bouillie, la célèbre sauce blanche. Qui va se répandre comme du lait dans tout le monde anglo-saxon. La morale puritaine y trouve son compte. C’est la simplicité érigée en vertu. Mieux : la recette miracle libère (déjà !) la femme. Qui peut ainsi consacrer tout son temps à des activités bien plus nobles et utiles pour l’économie : le travail.
Changement de décor : xxie siècle. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann soulève le couvercle de nos casseroles (*). S’appuyant, entre autres, sur ces faits historiques, il nous a mitonné un livre savoureux dans lequel il ausculte, aussi, tablées familiales, rites et désarroi du » mangeur-consommateur » d’aujourd’hui. Au menu : plateau-repas, apéros, grignotages, comportements alimentaires, frigo, tout y passe. Y compris la table, » petit théâtre des familles, avec ses jeux, ses répertoires imposés, ses délices, ses crises « . Une table de plus en plus souvent désertée, d’ailleurs. Ce que je veux, quand je veux. Chacun mange volontiers de son côté. Et si certaines tensions diminuent, le lien familial aussi se délite. Or la parenté se construit encore par la bouillie, en partageant le repas, jour après jour. » La vie devient plus fluide, à l’image des nourritures faciles à avaler « , note Kaufmann. Tout bénef pour l’entreprise qui profite ainsi de toute notre énergie. Et puis passer des heures dans sa cuisine, n’est-ce pas, aussi, à nouveau se rendre esclave, ce que refusaient les femmes libérées il y a belle lurette par les Anglais ?
Pas si simple. Car déjà la résistance s’est organisée. Les cours de cuisine affichent complet. Les livres de recettes rivalisent avec les best-sellers. L’alimentation du IIIe millénaire devient mouvement perpétuel, oscillant entre sophistication et détachement, pique-niques et mets raffinés. Une aventure sans cesse renouvelée qui repose essentiellement sur les frêles épaules du chef. Sans oublier, les Anglais avaient donc tout faux, que l’amour peut naître aussi au creux des petits plats.
Christine Laurent
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