Tous victimes
C’est un sujet d’une délicatesse extrême. Que l’on effleure presque du bout de la plume tant il pourrait susciter d’émotions vives, voire de véritables émois. Parce qu’il est complexe, sensible, et ne laisse pas indifférent. Qu’il peut surgir à tout moment pour de vraies bonnes ou mauvaises raisons. Parce qu’il s’est faufilé jusque dans les coins et recoins les plus intimes de notre vie quotidienne. Parce qu’il est le symbole aussi d’un changement radical de société.
Qui peut, en effet, aujourd’hui allumer son téléviseur, sa radio, ouvrir un journal, un magazine, sans être interpellé, de plein fouet, par une nouvelle injustice, un fait divers rapidement monté en épingle pour devenir affaire d’Etat? Avec son lot tout désigné de victimes invitées à s’épancher largement. Des détails, des détails encore. La presse s’en repaît. C’est bon pour les ventes, surtout quand le lecteur a tendance à déserter.
Tous victimes un jour ? Presque. Peut-être. Question de circonstances bien sûr. Et d’état d’esprit. Mais bien dans l’air du temps qui encourage vivement la victimisation compassionnelle, entraînant ainsi une victimisation de la société tout entière.
Sujet tabou, certes. Que, pourtant, une psy, Caroline Eliacheff, et un avocat, Daniel Soulez Larivière, tous deux confrontés au quotidien à la réparation des souffrances, ont osé aborder (*). Avec retenue, mais en mettant des mots justes sur les choses. » Parce que la valorisation des victimes telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui nous paraît présenter d’immenses avantages, mais aussi de graves inconvénients, tant pour la démocratie que pour les victimes elles-mêmes « , soulignent-ils.
Alors que notre société prône le culte du gagnant (pour preuve, le récent discours d’investiture de Nicolas Sarkozy comme candidat de l’UMP à l’élection présidentielle française de 2007), la figure de la victime occupe désormais la place du héros. Pour l’encenser, une unanimité compassionnelle comme ultime expression du lien social. Et nous voilà bien embarrassés, tout embourbés que nous sommes entre notre élan impérieux, qui nous pousse vers les plus faibles, et le soulagement de ne pas souffrir. Ça n’arrive qu’aux autres, oui. Jusqu’au jour où…
Tout le monde a sa part de malheur. Dans le partage de celui-ci avec les autres, jusqu’où ne pas aller trop loin ? Car » le maelström public qui entoure désormais chaque souffrance peut aussi altérer le libre arbitre et aggraver le malheur de la victime « , notent encore nos deux auteurs.
La remarque est d’autant plus pertinente qu’elle conduit inévitablement à une interrogation lancinante : ne serait-il pas temps de garder dans son intimité ce qui relève définitivement du privé ? Mais pour y parvenir, il faut réanimer une valeur noble devenue rare, si rare : LA PUDEUR.
(*) » Le Temps des victimes « , éd. Albin Michel, 274 pages.
Christine Laurent
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