Lisette Lombé
Chronique | Avec quel mot repartez-vous de cet atelier? Un seul
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade
Hier, j’ai impulsé le premier de la vingtaine d’ateliers que je dois animer cet automne au sein d’associations qui accompagnent des publics fragilisés. Créer des conditions d’expression confortables pour des personnes très éloignées des enjeux littéraires constitue le cœur de mon travail d’animatrice. Il faut redire sans cesse que s’octroyer une pause de deux heures pour écrire, partager ses textes, écouter d’autres voix, découvrir des poètes vivants, que cela n’est pas un luxe.
Evidemment que les urgences sont autres. Evidemment que chercher à se loger dignement ou échapper à des violences intrafamiliales est une priorité vitale et que la poésie ne règle aucun problème concrètement. De nombreux poètes évoquent cette impasse des mots qui ne révolutionnent pas les quotidiens. Pourtant, la poésie résiste et reste poumon dans les situations asphyxiantes. La poésie résiste et reste souffle en l’absence de sens.
Hier, une dizaine de femmes autour de la table, des travailleuses et des usagères sans-abri. C’est jour d’activité dans ce centre d’accueil de jour. Aucune obligation de participer. Fluidité de la formule: on peut rejoindre ou quitter le groupe à tout moment. Il arrive que les invitations à écrire soient trop remuantes, il arrive que la fatigue se fasse sentir, il arrive que la timidité empêche l’élan. J’aime cette souplesse respectueuse des vécus de chacune. Il me faut toujours quelques minutes pour m’y réhabituer car j’exerce dans des lieux plus cadrants, avec d’autres codes. Je dois aussi trouver ma place. En début de chaque cycle, je me sens comme une équilibriste.
Des femmes me demandent si elles peuvent continuer à manger pendant l’atelier. Un buffet avec de la nourriture saine a été dressé à leur intention. Je m’adapte au lieu. Les besoins de base sont prioritaires. Je suis là pour stimuler humblement un autre appétit, celui de raconter sa singularité avec un langage imagé. La table est belle. Des cartes postales, des fruits coupés en morceaux, des tasses de café, des corps concentrés sur des feuilles de papier. Sans les nommer, nous explorerons la comparaison, l’anaphore et l’exhorte. Nous nous lèverons pour dire les textes de manière plus incarnée. Nous sentirons l’effet choral d’une parole. Nous terminerons par une blague et des rires et une sensation de bien-être collectif.
«Je milite pour cette nourriture-là, celle qui remplit les cœurs et qui rassemble.»
Je milite pour cette nourriture-là, celle qui remplit les cœurs et qui rassemble. Je refuse l’idée que des ventres vides sont incapables de créer et de rêver. C’est une injure aux classes populaires que de hiérarchiser les soifs. Soif d’eau, soif d’apprendre, soif de justice, soif de vivre. Cela ne correspond pas à mon travail de terrain. Cela ne correspond pas à ce qui filtre de l’actualité de pays en guerre et de territoires occupés. Malgré l’horreur, les gens se débrouillent pour maintenir leurs rites, leurs fêtes, leurs écoles, leurs arts. Ration alimentaire et ration élémentaire. Sinon, il ne reste que la carcasse.
J’ai noté quelques phrases des participantes, à la volée. Ne pas vivre pour détruire. La foi est polyvalente. C’est comme enlever des chaussures trop petites à la fin d’une journée. La vie est dure mais il faut nourrir son âme. J’appelle le passé pour qu’il me rende ma confiance. J’aime mes yeux parce que j’habite dedans.
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