Lisette Lombé
Chronique | Certains jours je roule, d’autres jours je roule
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
6h00. Réveillée par les cloches de l’église de Meisenthal. Grand Est français. Fin d’une mini-résidence d’écriture. Pas besoin d’alarme. Nuit de pleine lune. Insomnie. Dans l’oreille, je garde les échanges avec une classe d’élèves électriciens d’un lycée professionnel qui ont joué le jeu de l’autoportrait poétique. En un court texte, je leur avais proposé d’évoquer leurs racines, de se connecter à la nature, de défier l’un de leurs complexes, de partager un espoir, de donner à comprendre leur attrait pour un métier manuel.
Je garde aussi l’image impressionnante d’une vingtaine d’adolescents qui sortent en même temps leur ordinateur au moment d’écrire puis de la moitié d’entre eux qui repassent, quelques minutes plus tard, à la feuille de papier pour se raconter. Beauté des ratures aperçues par-dessus leurs épaules.
Sur le parking de l’établissement, avant de reprendre la route, je noterai quelques questions. Qu’est-ce que j’accepte de partager de mon histoire, de mes valeurs, de ma vision du monde? Comment avoir la certitude que ma parole ne sera pas raillée ou utilisée contre moi? Comment trouver le courage de se lever et de lire mon poème devant des personnes qui ne m’ont jamais entendue avec cette voix-là? Comment se construire une masculinité en 2024? Comment une virilité doit-elle encore se prouver? Comment s’autoriser une sensibilité, pour un garçon, dans une société patriarcale?
Comment se construire une masculinité en 2024? Comment une virilité doit-elle encore se prouver? Comment s’autoriser une sensibilité, pour un garçon, dans une société patriarcale?
6h30. Valise bouclée, démarrage pour Liège. J’aime rouler comme j’aime écrire: aux premières heures. Tout est calme, tout glisse, tout appelle à savourer la chance d’être en vie. A ma gauche, la lune, magnifique, apaisante. A ma droite, des champs, des vallons, des familles qui se réveillent. Réalité de la ruralité. Un arrêt de bus bondé. Visages aux traits tirés de la France qui se lève tôt. Loin des slogans des campagnes politiques. Je veux garder mon œil qui rassemble. Le labeur n’est pas l’inverse de la paresse. Il y a tant de raisons de ne pas pouvoir se lever.
6h55. Ralentissements dans l’autre sens. Ce n’est pas un accident, c’est un piquet de grève. Longue file de véhicules arborant les couleurs des syndicats jusqu’au rond-point suivant. Partout, des luttes pour préserver des acquis sociaux. Partout, des tentatives de rééquilibrer les rapports de force. En une heure de route, impression d’avoir traversé une société, des villages et des villes, de l’espoir et de la colère, de la beauté et de l’intranquillité.
7h00. Des nouvelles du monde à la radio. Equilibre subtil entre se tenir au courant et se tenir à distance. Je coupe le son. Je me sens autruche mais le manque de sommeil me rend encore plus poreuse aux inégalités que d’ordinaire. Geste inutile car les images d’un corps de femme inerte et abusé par des dizaines d’hommes sont déjà dans la tête. Rage contre ceux qui n’assument pas leurs actes. Rage contre ceux qui remettent en cause la parole des victimes. Rage contre la culture du viol. Rage contre le manque de moyens de la justice. Mais en surimpression de la rage, un prénom. GISÈLE.
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