Chronique | Et nous parlerons de dernière station…

Lisette Lombé
© Anaïs Lesy
Lisette Lombé

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Berlin. Je vous entrouvre la porte du bureau de la traductrice de mes poèmes en allemand. Je devrais même parler de cocon ou de refuge plutôt que de bureau. Tout le mobilier provient d’un site de dons de meubles. Deuxième vie, âmes des objets. Le lieu est habité. Mélange d’épure et de centaines de livres. Je suis impressionnée par une planche en bois dont les dimensions permettent d’y déposer et d’y aligner tous les projets en cours. A la maison, tout s’empile, tout peut se déployer en journée mais tout doit se ranger avant le souper. 

Il y a aussi cette table basse, blanche, style seventies, ovale. Il a fallu deux hommes pour la transporter. On dirait un ovni ou un œuf ou un nid. Il y a aussi un canapé, large et confortable. C’est la première pièce qui a trouvé sa place ici. Il était impensable de ne pas pouvoir faire de sieste quand le corps le réclamerait. Appel du plaid et des coussins pour moi aussi après une nuit hachurée. Je demande à m’étendre quelques minutes après la préparation de notre lecture croisée du soir. 

Je respire calmement. J’entends le tic-tac d’une horloge et les touches de l’ordinateur sur lesquelles la traductrice pianote. Un dernier mail avant de se remettre en route. Toujours une urgence qui ressemble à une urgence sans être vraiment une urgence. Par la fenêtre, j’observe les feuilles qui se détachent des arbres et tombent lentement. Elles sont rouges. Elles me font penser à celles de l’Acadie. Dans le quartier où habite mon éditeur, la largeur des rues aussi m’a fait penser au Canada. Comme une superposition de paysages et de souvenirs. Je me laisse tomber avec les feuilles. Je deviens l’une d’elles. Je me laisse emporter. Je flotte. Je savoure cette contraction du temps dans une course perpétuelle depuis la rentrée. Définition simple du luxe. Je me dis que la traduction aussi est un luxe. Entendre mes textes partagés dans une langue que je ne maîtrise pas, portés par un souffle différent du mien, est une expérience très agréable. C’est une histoire de confiance absolue. Il s’agit de se laisser interpréter et raconter. Il faut accepter les libertés, les contorsions et les écueils. 

Paupières closes, je repense à cette dame âgée, à la dédicace de Frankfurt, dans cette cantine sociale. Elle doit entrer en maison de repos le lendemain. Elle parle de dernière station. Elle dit qu’elle vient d’assister au dernier spectacle de sa vie, qu’elle s’offre un dernier livre de chevet. Elle pleure. Je lui écris qu’il n’y a pas de dernière station, qu’il n’y a que des passages. 

Idées libres. Je repense aussi aux mots du poète et rappeur franco-libanais Marc Nammour, rencontré lors d’une émission radio enregistrée durant la semaine des célébrations de la Francophonie, à Paris. Nous avons le même âge. Arrivé en France en 1986, avec sa famille qui fuit la guerre civile, il constate que l’Histoire se répète. Selon lui, son pays d’origine, le Liban, retombe à genoux chaque fois qu’il essaye de se remettre debout. Concernant la situation actuelle, il répond au journaliste: «Vous voulez me faire pleurer?» Il explique qu’il est en contact avec sa tante sur place et que celle-ci remet des sacs de sable devant ses fenêtres et se prépare au pire. Vivre sans craindre les bombes, une autre définition du luxe. Je respire. 

Je regarde par la fenêtre le ciel d’un pays en paix.

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