Lisette Lombé

Chronique | Mon regard dit déjà tant de moi et encore rien de toi

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Il est 2h29 du matin. Je commence à rédiger cette chronique après avoir ouvert les rideaux de ma chambre d’hôtel. Je veux voir la nuit. Je veux voir les toits de Paris. Lorsque je joue mes spectacles, soit je m’écroule au retour, soit l’adrénaline de la scène me maintient dans un état de fébrilité durant plusieurs heures. Aujourd’hui est jour d’impossibilité de fermer l’œil et d’appel de l’écriture. Je récupérerai mes heures de sommeil dans le train, demain. J’écoute une playlist de titres planants: Peter Gabriel, Bruce Springsteen, Tracy Chapman… Rumeurs de la ville, eau qui circule dans le radiateur, notifications sur le téléphone. Je ne suis pas seule. Je vais m’endormir avec la sensation d’un travail bien fait. Encore un accueil en or. Plus on est connue, plus on prend soin de nous. Cela devrait être vrai aussi dans l’autre sens, avec une attention accrue aux personnes les moins visibilisées. 

La semaine passée, je me suis rendue dans un théâtre situé à Vénissieux, dans la banlieue sud de Lyon. Avec une comédienne, un street-artiste et une autre écrivaine, nous serons artistes associés du lieu pendant quatre ans. Nous pourrons prendre le temps de rêver nos projets, de tisser des liens avec les habitants et les habitantes du territoire. A l’arrivée, un couscous royal nous attend. Convivialité avant découverte de la ville. Balade en petits groupes. Calepin à la main, je prends beaucoup de notes. Tout est neuf, signifiant. Je me sens un peu touriste. Je pense à la façade de mon habitation. Les personnes qui la découvrent pour la première fois me parlent de la glycine qui s’étend de voisin en voisin. Moi, je ne vois que l’usure des briques, les petites fissures, les travaux de sablage. On oublie la beauté lorsqu’on la côtoie au quotidien et cela vaut aussi pour les êtres. 

On oublie la beauté lorsqu’on la côtoie au quotidien.

Nous traversons le quartier emblématique des Minguettes, d’où avait démarré, en 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, plus connue sous le nom de Marche des Beurs. Les grandes barres d’immeubles sont progressivement détruites et remplacées par des habitations moins hautes. Béances, carrés en friche, nature qui reprend ses droits. Je suis impressionnée par le nombre d’installations artistiques dans l’espace public. On m’apprend que c’est un choix de la mairie, communiste, d’investir énormément dans la culture. Un étrange cloître à ciel ouvert retient particulièrement mon attention. Comme des jardins suspendus au-dessus d’un parking. Hésitation. Art contemporain ou travaux inachevés? Couleur blanche attaquée par l’humidité, invitation à se recueillir, absence de panneau de contextualisation, énigme. 

Notre présence doit intriguer. Qui sommes-nous? Pourquoi nous arrêtons-nous pour prendre des photos? J’aurais besoin de partager mon inconfort avec mes collègues. En tant que femme métisse, je suis censée me sentir plus à l’aise dans les allées d’une cité qu’au cœur d’un petit village. Je confirme que je me sens plus exotique à la campagne qu’en ville. Là, c’est la sensation d’être intrusive qui me met mal à l’aise. Nous débarquons et nous utilisons le lieu de vie des gens comme matière artistique. Je pense à la posture des ethnologues en Afrique ou aux journalistes qui ne couvrent que les émeutes. J’aimerais tant, parfois, que ma marche parle de ma démarche pour moi.

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