Lisette Lombé
Chronique | Pourquoi faut-il pleurer pour entendre?
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
C’est étrange comme le décès de certaines personnalités publiques peut nous affecter. Une partie de nous semble disparaître en même temps que les stars que nous aimons. Fin d’une époque, destins brisés, deuils nationaux. Qui ne s’est jamais senti un peu coupable d’éprouver plus de tristesse à l’annonce de la mort de l’une de ses icônes qu’à celle d’un membre de sa propre famille?
Ce matin, je vois défiler des photos et des interviews de l’actrice Emilie Dequenne dans mon fil d’actualités. J’observe son sourire, son regard pétillant, ses larmes, la coupe de cheveux qui renseigne sur l’évolution de sa maladie. J’entends sa voix, ses réflexions sur son physique, son invitation à croquer chaque minute de la vie. Je lis les innombrables commentaires louant ses qualités et les messages de condoléances. Gentillesse, humilité, professionnalisme, simplicité, rayon de soleil.
Je pense à sa famille et, par ricochet, à mes proches concernés par le cancer. Lutter, apprivoiser, accepter. Je pense aux personnes aidantes, à leur courage discret, à leur patience. Je pense aux frères Dardenne, rencontrés il y a peu, et au personnage inoubliable de Rosetta. Comment une vie bascule, comment une carrière s’impulse, comment une rencontre devient carrefour de l’existence, comment on saisit sa chance et qu’on ne revient plus jamais sur ses pas. Je pense à cet âge: 43 ans. C’est trois ans de moins que moi. C’est trop tôt pour quitter ce plan-ci de l’existence. Je pense à ma propre mortalité, à la manière dont je ne prends pas toujours bien soin des limites de mon corps. Je pense à mon besoin d’adrénaline, de routes, de découvertes, à mon cerveau qui turbine en permanence, au stress qui reste l’ennemi de l’espérance de vie.
Besoin d’envoyer un message d’amour aux personnes à qui je tiens. Je copie-colle ces mots qui avaient jailli spontanément à l’aube: Petite invitation à prendre soin de nous, à passer du temps qualitatif avec les personnes que nous aimons, à définitivement nous éloigner de tout ce qui nous abîme le corps et le cœur. On a autre chose à foutre que de se perdre.
Je reçois une salve de réponses alors que je pars rejoindre mes amies poétesses du collectif L-SLAM pour un petit déjeuner dans un café du centre-ville de Liège. Marcher et se laisser câliner, se laisser bercer par des paroles de compersion. Avec mes amies, nous nous voyons très peu mais nous nous écrivons quotidiennement. La présence fait du bien. L’accolade de soutien, épaule contre épaule pour le selfie de groupe, les rires, les compliments de vive voix. Impossible de passer sous silence l’état du monde. Importance de s’enquérir des stratégies mises en place par chacune pour ne pas trop déprimer et garder le cap. Nous pouvons déposer tracas, déceptions, doutes, colères, avec la certitude d’être soutenues.
L’amitié, l’engagement et la poésie ont changé radicalement nos existences. Nous fêtons une décennie d’ateliers, d’organisations d’événements, de militantisme et de carrière artistique. Nous nous sentons fières et utiles mais nous restons vigilantes car cette euphorie a tendance à masquer la fatigue. Le métier est âpre, exigeant, remuant. Nous flirtons souvent avec la zone rouge de l’épuisement. Incorrigibles passionnées. Comment ne pas être entières après des années d’entre-deux rives, de méandres et de courants contraires?
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