Lisette Lombé

Chronique: Quelles vies sous les manches retroussées

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Paris. Gare du Nord. Je commence à écrire cette chronique, debout dans un RER bondé, en pleine heure de pointe. Comme je n’effectue pas ce trajet quotidiennement, le voyage ne me pèse pas. Dans cette ville, je reste une touriste même en travaillant. Départ imminent!, lancent les jeunes stewards sur le quai. Flash. Je pense au Poudlard Express, le train dans Harry Potter. Merci à mon cerveau pour ces associations enfantines au milieu des obligations des adultes! Fasse que cette disposition de l’esprit ne s’assèche jamais!

A l’intérieur de la rame, coup de chaud, transpiration. Ai pressé le pas pour ne pas louper mon rendez-vous au Stade Charléty, ai embarqué in extremis avant la fermeture des portes et suis habillée trop chaudement pour la saison. Corps anonyme parmi d’autres corps anonymes, travailleuse parmi d’autres travailleureuses, traits tirés parmi d’autres mines fatiguées. Lendemain de 1er mai. Concentration maximale de forces de travail dans ce wagon. Hier, dans ma liste de mots en néerlandais à réviser, een arbeider n’était pas strictement synonyme de een werknemer.

Petit numéro d’équilibriste, pieds un rien plus écartés que la largeur du bassin, genoux déverrouillés, ne pas s’affaler sur autrui. A haute voix, ce verbe, s’affaler, oblige presque à mimer le mouvement. Ne pas s’affaler. Un homme transporte un grand miroir. Ne pas s’affaler. Une femme lit un bouquin de fantasy. Ne pas s’affaler. Boîte à sardines humaines, souffles dans ma nuque. Je me dis que le confinement et les mesures de distanciation sociale appartiennent définitivement au passé. Attention à la marche en descendant du train! 

Arrêt Cité Universitaire. Je laisse un vocal rassurant à une amie qui s’inquiète pour les orages annoncés sur Paris. J’oublie de lui parler de ces photos de la guerre en Ukraine exposées près de la Gare de l’Est. Les immeubles éventrés, les armes, les chars, les larmes d’un père dans un moment de peau à peau avec son nourrisson. Il est écrit qu’un photoreporter, c’est d’abord un reporter qui écrit en images. Grands panneaux noirs, lettres blanches. Cette phrase de la photojournaliste française Gaëlle Girbes me touche particulièrement. 

J’oublie, nous oublions. Un sujet d’actualité est poussé par un autre sujet d’actualité, une crise devient une situation permanente. A quelques mètres de l’exposition en plein air, un troquet. J’ai préféré m’asseoir à côté de la fenêtre simple vitrage plutôt qu’à côté des toilettes. Un chien a avancé son museau vers ma planche mixte charcuterie-fromage. Une playlist années 80 a été prétexte à discussion. Le patron est fan du poète Christian Bobin et pratique la méditation depuis vingt ans. On cause métaphores, messages entre les lignes, humanisme. L’homme m’apprend qu’il écrit, lui aussi, mais juste pour lui. Je lui propose d’amener quelques-uns de ses poèmes au bar et je les lirai lors de mon prochain séjour. Barman philosophe. Dernière cliente. Richesse intérieure à la carte du jour. 

Ce matin, petit-déjeuner en terrasse, au soleil. A Liège, il pleut. A Montréal, il pleut. Je pense à mes amis, à leurs joues mouillées. Par contraste, je savoure d’autant plus la douceur. English breakfast. Sensation de liberté. Six militaires traversent la rue. Piqûre de rappel. Menace. Sécurité. Tensions internationales. Année olympique. Un instituteur répète (je ne vois pas l’obstacle d’où je suis) à des bambins de maternelles: Attention à vos têtes! Attention à vos têtes!

Découvrez les autres Trottoirs philosophes ici

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content