Lisette Lombé

Chronique | Deux jours avant le retour de la boue

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

En partance pour Paris. Par la fenêtre du train, la blancheur du paysage. J’avais à peine envoyé ma dernière chronique que je croisais dans la rue une allégorie de la facétie, en la personne de deux adolescentes qui tenaient entre leurs mains deux énormes boules de neige. Je me suis revue à leur âge. Avec le sourire de celles qui préparent un bon coup, qui connaissent le ou la destinataire du projectile et qui se réjouissent à l’avance de l’effet de surprise. Rien de méchant. Une mauvaise blague qui n’arrive qu’une fois l’an, avec le retour des flocons qui tiennent. Les deux copines lisent dans mon regard que j’ai capté leur petit plan. Nous voici complices. 

Train en retard mais qui roule, contrairement à d’autres, annulés. Soulagée de ne pas louper le lancement d’un livre collectif consacré aux jeux Olympiques. J’ai choisi de parler de ceux de 1992 à Barcelone. De la folie autour de la Dream Team américaine avec Michael Jordan et Magic Johnson. De la présence de Nelson Mandela. De l’Allemagne réunifiée. De l’appel vain du Pape Jean Paul II pour une trêve des hostilités durant les compétitions. En 1992, je devais avoir sensiblement le même âge que les jeunes filles croisées dans la rue. Mon énergie est débordante. Je cumule les entraînements de basket, d’athlétisme et de fitness. Le sport occupe une place centrale dans ma vie. 

Des années de pratique intensive m’ont esquinté les genoux. Pourtant, sur scène, grâce à la musique de Cloé du Trèfle, j’oublie mon âge, j’oublie mes douleurs récurrentes au dos, je me jette au sol, je bondis sur les podiums, je tournoie sur moi-même, j’entre en transe. Ce n’est pas mon corps du quotidien qui danse ainsi, c’est un personnage plus endurant, plus souple, plus extravagant que moi. La présence du public exige un dépassement de soi. A la fin du spectacle, lorsque nous invitons les personnes qui le souhaitent à nous rejoindre sur scène pour danser avec nous sur le morceau de rappel, je redeviens moi. Plus timide, plus guindée, moins expansive. J’ai appris à accepter cette dualité. Beaucoup d’artistes, timides en coulisses, se transcendent, se métamorphosent sur les planches. Rien de neuf ! J’appartiens à cette famille-là. 

Ce que j’aime dans notre époque (et j’entends que d’autres s’en désolent), c’est l’afflux de nouveaux mots pour décrire de nouvelles réalités. Lorsque que j’avais l’âge des jeunes filles croisées dans la rue, je ne connaissais que deux possibles : soit on était introverti, soit on était extraverti. Et si on ne se reconnaissait pas dans ces deux catégories des tests psychologiques, tant pis ! Je me rappelle précisément du jour où je suis tombée sur le mot « ambiverti », que je n’avais jamais utilisé de ma vie. Et là, magie des formules qui disent exactement ce que nous sommes ou ce que nous vivons ! J’ai lu la définition à ma fille. Elle m’a dit : « Logique ! » J’ai souri. Me suis dit que cette génération m’épatait par la fluidité de ses représentations. Plus nous prenons conscience de notre complexité, plus il nous faut de mots pour nous nommer avec justesse. Et plus nous possédons de mots, plus nous nous approchons avec bienveillance de nous-mêmes. 

Dehors, soleil d’hiver. Arbres nus. Plaines calmes, immaculées. Vols d’oiseaux. Ciel bleu. Equilibres subtils. Ne pas déjà penser au dégel, à la boue. Observation de la raréfaction des matières silencieuses.

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