Edgar Kosma

Écris-moi un bouquin

Edgar Kosma linktr.ee/edgarkosma

Au royaume des réseaux sociaux, les jours passent et ne se ressemblent pas. Entre les buzz et les likes, le vrai et le fake, Edgar Kosma scrolle le fil d’actu d’un siècle décidément étrange. Hashtag sans filtre.

L’autre soir, j’étais seul chez moi, avachi dans mon canapé, en train de caresser ma chienne Alice de la main gauche, matant distraitement une série Netflix de l’œil droit, tenant mon smartphone de la main droite tout en fixant son écran de l’œil gauche. Oui, j’avoue, ça paraît assez technique comme ça, mais en fait, ça va. Et pile quand mon niveau de concentration commence à se disloquer, je vois passer cette info sur mon fil Twitter: «Des centaines de livres écrits par ChatGPT inonderaient déjà le Kindle Store d’Amazon.» Moi qui écris depuis bientôt vingt ans, qui ai publié plusieurs romans, quatre bandes dessinées, même un peu de poésie, qui ai été à la barre d’une petite maison d’édition et qui me suis toujours fait une grande idée de la littérature, je n’avais jamais imaginé lire une telle suite de mots de mon vivant.

‘La question, c’est: peut-on parler d’un vrai roman?’

J’ouvre l’article en question, où j’apprends qu’un certain Brett Schicker a publié un livre pour enfants de 30 pages intitulé Sammy l’écureuil. Un ouvrage vendu 2,99 dollars en support numérique et 9,99 dollars en version papier. J’y lis aussi qu’en quelques heures, le livre aurait rapporté une centaine de dollars à l’auteur. OK, jusqu’ici, les mots correspondent toujours à ceux que je connais, mais c’est à la ligne d’après que ça dérape: Brett Schicker aurait écrit Sammy l’écureuil à l’aide du fameux robot conversationnel. Et un peu plus bas, j’apprends que ce cas est loin d’être isolé, comme l’annonçait déjà le titre de l’article.

Connaissant le temps d’écriture d’un livre, comment accepter qu’un «auteur» sans scrupule en génère plusieurs par jour à l’aide d’une IA et les téléverse dans le même temps sur le Kindle Store ou toute autre librairie en ligne? Si je place des guillemets autour du mot «auteur», c’est parce que dans ce nouveau modèle, son rôle n’est plus d’inventer une histoire et de la rédiger de A à Z, mais de se contenter de fournir des indications à l’IA. Un peu comme un coach au football qui donne les consignes dans le vestiaire. Ici, les consignes sont: le genre, le public, le ton, le style, l’époque, la ville, le nombre de personnages, de chapitres et de pages souhaités… Puis, d’un coup de baguette de clic, on envoie la requête, juste le temps d’aller se préparer un espresso, revenir et copier-coller le résultat tandis que le café fume encore.

Cela vaut-il la peine de dépenser si peu d’énergie pour quelques centaines d’euros par livre? Il faut savoir que «quelques centaines d’euros par livre» correspond justement à ce qu’une très grande majorité des auteurs gagnent chaque année comme droits sur les ventes de leurs œuvres. Gagner «quelques centaines d’euros par livre» et plusieurs fois par jour peut donc s’avérer une activité nettement plus lucrative que de se casser la tête à écrire le bouquin soi-même. On peut craindre, dès lors, que le nombre de ces productions ne passe très vite de centaines à milliers.

Bref, je vous parle d’argent, mais la question à la hauteur du débat n’est-elle pas: peut-on parler d’un vrai roman? Si l’on part de l’idée, grossièrement résumée, que le roman a pour fonction de nous dépeindre la complexité humaine et les tréfonds de son âme, l’IA va peut-être écrire un très bon roman de gare ou de plage, mais pourra-t-elle un jour créer une Insoutenable légèreté de l’être, une Métamorphose ou une Recherche du temps perdu?

Après tout, ces deux types de littérature ont toujours coexisté. Mais dans le cas présent, ne faudra-t-il pas un minimum de transparence? Un rayon à part pour les livres écrits par une IA? Ou un label «Made by AI» sur la couverture? Lequel pourrait en rebuter certains, mais, qui sait, il y aura peut-être là, dans un futur pas si lointain, un filon pour les lecteurs misanthropes:

— Je peux vous aider? demandera le robot-vendeur de la librairie.

— Je cherche un roman sans personnage et qui n’a pas été écrit par un humain…

— Le rayon est au fond à droite, Monsieur, à côté des livres écrits par des clones d’enfants HP!

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