Enfant, je vouais une fascination au «service d’apparat» de mes grands-parents maternels. Il n’était sorti que pour les grandes occasions, festins de Noël ou anniversaires, et nos petites mains n’osaient tenir qu’une assiette à la fois quand il nous fallait mettre la table: il ne s’agissait pas de laisser tomber cette précieuse porcelaine. Les fleurs en relief qui ornaient chaque pièce étaient la promesse d’une fête imminente, signal pavlovien d’un moment à chérir car traité comme exceptionnel, digne d’une vaisselle qui ne paradait qu’épisodiquement sur les nappes. Et qui avait d’ailleurs un nom à la hauteur de sa joliesse, «huile de rose», que la petite papivore que j’étais trouvait sorti tout droit des aventures d’Anne Shirley que je dévorais alors. Ce n’est que bien des années plus tard, en retournant une assiette pour déterminer sa provenance, que j’ai réalisé que le nom de ce service Villeroy & Boch était en réalité Wild Rose, le wild étant devenu de l’huile dans la bouche de mes ancêtres ardennais.
Et mes grands-parents paternels, eux, allaient plus loin. Pourtant pas bien grande, leur maison comportait pas moins de trois tables à manger: dans la cuisine, dans le salon où on s’attablait à l’heure des repas, et dans «la belle pièce» où on ne dînait que lors des rares occasions qui le méritaient. Et si ces souvenirs sont les miens, je serais prête à parier un service en porcelaine peint à la main que chaque personne qui lira cet édito en a sa propre version. L’argenterie qu’on ne sortait de son coffret que pour l’astiquer. Le fauteuil dans lequel il n’était permis que de s’asseoir de manière un peu figée, parce qu’on l’avait hérité d’un lointain aïeul ou bien parce qu’il s’agissait d’un de ces meubles désignés par un nom propre: quand on possède une LC4, on ne s’allonge jamais sur la chaise longue mais bien sur «Le Corbusier», et il en va de même pour un «Mies van der Rohe» ou un «Marcel Breuer». Enfin, si on ose y poser ses fesses, donc.
Même si l’époque rend cette distinction plus complexe entre meubles et objets de tous les jours et des grands jours. Les logements sont toujours plus chers, plus petits aussi, et qui, aujourd’hui, a la place pour conserver précieusement un service de 86 pièces, ou plus fou encore, pour dédier une pièce entière à la fonction de rester infréquentée et impeccable sauf situations exceptionnelles? Surtout, au-delà des contraintes de place, qui en a encore envie? Entre conflits armés qui se multiplient, guerre commerciale lancée par le locataire orange de la Maison Blanche et réchauffement climatique qui ne fait pas mine de refroidir, on est loin du climat de tranquillité prospère des Trente Glorieuses. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faut céder à la panique générale, et encore moins à la sinistrose, mais plutôt qu’il est important de s’entourer de joliesse et de la célébrer. Cela tombe bien: les articles de notre numéro spécial Black Design édition 2025 sont remplis d’idées pour faire rentrer le beau à l’intérieur de (chez) soi. Et ainsi que les experts en neuroesthétique ne manqueront pas de le confirmer, loin d’être frivole, cela contribue notamment à améliorer la mémoire et l’humeur ainsi qu’à diminuer le niveau de stress. Plus belle la vie? Ça commence ici.