Lisette Lombé
Les enfants, nos enfants et nous, enfants
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
La multiplication des engagements artistiques m’a obligée à opérer d’importants changements dans mon mode de vie. Plus question d’excès qui impactent négativement la créativité, qui provoquent des extinctions de voix ou qui génèrent une fatigue impossible à résorber par un organisme de mon âge.
Dans le train, réfléchissant aux décisions salutaires dont l’évolution d’une carrière peut dépendre, je suis interpellée par un jeune homme. La vingtaine. Sur papier, il pourrait être mon fils. Il vient d’effectuer plusieurs allers et retours dans le wagon, en titubant et en s’agrippant aux sièges. J’ai pensé retour d’after, que jeunesse se fasse, mal de crâne, guindaille d’étudiant, amitiés, parenthèses insouciantes dans un monde fracturé par des actualités qui nous obligent à expliquer l’inexplicable à nos enfants.
Je me suis revue à son âge dans des états similaires. J’ai repensé à mon père qui n’a jamais jugé mes sorties mais qui, un jour, m’a rappelé avec fermeté qu’une jeune femme ne s’exposait pas aux mêmes risques qu’un jeune homme en contextes festifs et nocturnes.
Aux abords de Leuven, le jeune homme s’assied en face de moi et bredouille quelques mots en montrant mon chargeur de téléphone. Sa batterie est presque vide, la mienne presque pleine. Je lui prête mon chargeur, qu’il branche sous son siège, en tremblant un peu. Après quelques minutes, il s’endort. Lorsque nous arrivons à Bruxelles, je tente de le réveiller pour récupérer mon chargeur et parce que je me dis que ce serait moche qu’il se réveille à la gare d’Ostende s’il doit descendre à Bruxelles.
J’interpelle le jeune homme à plusieurs reprises. Je finis par le secouer. Rien n’y fait.
Je prends alors conscience de détails auxquels je n’avais pas vraiment fait attention jusque-là. Des gouttes de sang sur son pantalon de training. Des écorchures sur ses mains, comme quelqu’un qui se serait battu. Deux montres, l’une indiquant 10 heures, la bonne heure et l’autre indiquant 9 heures. J’en viens même à pincer le jeune homme, en m’excusant pour le petit bleu éventuel que je suis en train de lui occasionner. Rien n’y fait. Je commence à stresser et demande de l’aide à d’autres voyageurs et voyageuses. Le mari d’une dame tente, en vain, d’avertir un contrôleur, sur le quai de la gare de Bruxelles-Nord. Une autre dame recherche un numéro d’urgence de la SNCB. Personne ne parvient à le sortir de son sommeil. Il bave. Moi qui ai vu de nombreux amis dans des états avancés d’ébriété, je n’en ai jamais vu plongés dans un sommeil si profond.
Panique à bord.
« Je marche un peu et puis ça passe. Je retourne à ma vie.«
Comme je descends à Bruxelles-Midi, la gare suivante, je propose aux deux femmes de veiller sur le jeune homme tandis que je remonte le train pour avertir un contrôleur ou une contrôleuse. Je presse le pas, harnachée de deux sacs pour aller performer en France. Au moment d’entrer en gare, je tombe enfin sur deux membres du personnel, qui s’empressent d’aller prendre en charge le jeune homme.
Je ne sais pas ce qui s’est passé par la suite. Mon cerveau a toujours tendance à imaginer le pire en situations de stress. Je ne lutte plus contre ce mécanisme commun à de nombreuses personnes. Je n’envie plus les esprits capables de ne pas s’emballer aussi vite que le mien. J’accueille les questions, les supputations, les inquiétudes. Je marche un peu et puis ça passe. Je retourne à ma vie.
Un peu plus loin, je reconnais, de dos, la silhouette d’un ami poète, papa de plusieurs enfants, lui aussi. Je le hèle mais il écoute de la musique et il ne m’entend pas. Je cours, je lui donne une tape sur l’épaule.
Il me dit qu’il croyait bien avoir entendu résonner son prénom mais ne m’avait pas vue. Il se rend à une séance de coaching animée par la metteuse en scène qui m’a fait découvrir le milieu du slam et tout appris sur la présence scénique. Là, sous la pluie, nous voilà reliés par une personne décisive dans la vie de bien des slameureuses belges francophones. Au passage, je remercie la jeune garde poétique de m’avoir familiarisée avec ce mot, slameureuse, qui recouvre avec concision toutes les identités possibles. Economie de mots aussi sur ce trottoir. Il suffit parfois d’une franche accolade pour se dire le respect réciproque.
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