Lisette Lombé

Qu’est-ce qu’on attend pour se mouiller?

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Hier, à la même heure, il pleuvinait. Ce matin, il pleut des cordes. Impossible d’aller marcher avec cette drache. Il faut que je me fasse une raison: l’automne est bel et bien là. Et avec les températures en baisse, les conversations peuvent encore moins échapper au sujet qui fâche: la flambée des prix de l’énergie.

De nouvelles questions apparaissent. «Est-ce que tu bénéficies du tarif social? Est-ce que ton contrat est à taux fixe ou à taux variable?» On la sent, cette guerre en Ukraine, même si on ne veut pas la voir, même si on ne la vit pas dans nos chairs. Et quand on nous dit que la crise risque de durer, et quand on nous dit que les chiffres du Covid vont inévitablement repartir à la hausse, comment ne pas avoir envie de se mettre en boule sous sa couette et de laisser passer le déluge?

Il est cinq heures dix-huit. Pluie battante sur le Velux. Impression d’être dans la carlingue d’une fusée ou dans le ventre d’une femme enceinte. J’imagine. Quelque chose d’enveloppant. J’accepte que je ne pourrai pas me rendormir alors j’écris cette chronique. C’est la première fois en près de deux mois que je vais déroger à mon rituel de marche, à jeun, à l’aube. Je pense à l’application sur mon téléphone qui va m’envoyer un message pour m’avertir que je n’ai pas atteint mon quota de pas journaliers. Je pense à ma moyenne qui va chuter. Je pense toile cirée, parapluie dans le hall d’entrée, chaussettes mouillées. On verra bien dans une heure. Si ça se calme, je sauterai dans mes baskets. Me voilà donc devenue comme ces accros de la course à pied! Ce n’est plus une question de volonté. Ce n’est plus une question de courage. C’est l’appel des endorphines!

‘J’ai envie de dire à toutes ces personnes qu’elles n’ont pas besoin de s’excuser auprès de moi.’

Pendant l’été, l’un de mes éditeurs de poésie avait publié, sur sa page, un post intitulé «Changer ses habitudes». Le texte disait que, selon une étude anglaise, il fallait environ soixante-six jours pour prendre une nouvelle habitude. Je n’ai pas vérifié l’exactitude de cette affirmation mais j’ai retenu que, pour transformer une corvée en rituel joyeux, il fallait inscrire et penser le geste dans le temps long. Nous y sommes! Bientôt six heures du mat’, maisonnée silencieuse, enfants qui rêvent et ces fourmis dans les jambes et ce besoin de rejoindre les chemins qui longent le fleuve.

Dans son Petit éloge du running, la poétesse et romancière Cécile Coulon décrit bien ces points de bascule de la contrainte à la routine, de la douleur physique au plaisir du dépassement. La marche mobilise le corps d’une manière plus douce que le jogging ou le footing mais les mécanismes d’accoutumance sont identiques. En juillet dernier, l’autrice avait lancé, sur les réseaux sociaux, son «défi Murakami», en référence au célèbre écrivain japonais, auteur de l’Autoportrait de l’auteur en coureur de fond. Son défi consistait à courir dix kilomètres par jour pendant un mois, six jours par semaine. A quelqu’un qui lui faisait remarquer que ce n’était pas si énorme que cela, dix kilomètres par jour, elle avait répondu que ce n’était pas la distance qui comptait mais bien la régularité. Et elle avait réussi son pari un mois plus tard.

Adapter ce défi à mon corps de mère quarantenaire est probablement le meilleur cadeau que je me sois offert cette année. Je relis mes notes. Idées éparses griffonnées après chaque sortie. Ce qui semble se détacher, là, en ce mardi pluvieux, ce sont de menues infractions commises à la faveur de l’obscurité. Une femme qui bourre une poubelle publique de petits sacs de détritus. Un automobiliste qui grille un feu rouge, un autre qui opère un demi-tour en escaladant un îlot directionnel. Deux hommes qui s’embrassent au pied d’un escalier de secours, dans un renfoncement interdit au public.

J’ai envie de dire à toutes ces personnes qu’elles n’ont pas besoin de se justifier auprès de moi, de bredouiller des excuses. Je ne suis pas une représentante de la loi, je suis une poétesse. Je comprends le retard au boulot, le prix des sacs payants, le désir hors les murs. Je comprends ce que l’aube autorise et que le grand jour ne permet pas. Je comprends cette part d’ombre qui se déploie avant que les masques sociaux ne soient enfilés. Pour moi, c’est le début de poèmes.

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