Pierre Bergé, mécène et ex-compagnon d’Yves Saint Laurent, est décédé

© Reuters

L’oeil est vif et le verbe posé. A 86 ans, Pierre Bergé n’avait plus rien à démontrer, fort d’un parcours qui l’a hissé au sommet du luxe avec Yves Saint Laurent et mené dans les alcôves du pouvoir avec François Mitterrand dont il fut l’un des amis les plus proches. Nous l’avions rencontré en 2013. Extraits.

Pierre Bergé, ancien compagnon du couturier Yves Saint Laurent, homme d’affaires, mécène et militant de la lutte contre le sida, est mort des suites d’une « longue maladie » vendredi matin à 86 ans à son domicile dans le sud-est de la France.

Esthète visionnaire, il aura exercé son goût pour le pouvoir aussi bien dans la mode, les arts, que dans la presse et en politique, côté gauche.

Cofondateur et dirigeant pendant 40 ans de la maison de couture Yves Saint Laurent, président du conseil de surveillance du groupe de presse Le Monde et fervent soutien de l’ancien président socialiste français François Mitterrand, Pierre Bergé était atteint de myopathie.

Cet âpre négociateur, qui possédait en 2016 une fortune estimée à 180 millions d’euros, savait défendre ses affaires et ses convictions. « Ce n’est pas parce qu’on est de gauche qu’on ne doit pas savoir gérer! », disait-il, tout en ajoutant: « Mais je n’aime pas collaborer avec des gens qui n’ont en tête que de faire grossir leur compte en banque ou leur capital. »

Né le 14 novembre 1930 d’une mère institutrice et d’un père fonctionnaire des finances, ce passionné de littérature, grand collectionneur d’ouvrages et d’oeuvres d’art, a été le compagnon du peintre Bernard Buffet, dont il accompagna la carrière pendant huit ans.

En 1958, il rencontre Yves Saint Laurent, avec qui il fonde la maison de couture éponyme en 1961. Leur histoire d’amour a été portée à deux reprises à l’écran en 2014.

En février 2009, Pierre Bergé avait décidé de mettre à l’encan les oeuvres d’art, livres rares et objets rassemblés patiemment avec Yves Saint Laurent. Parmi les oeuvres dispersées, des Goya, Picasso, Brancusi… Cette « vente du siècle », qui avait rapporté 373 millions d’euros, témoignait avant tout de cinquante années de complicité et de passion commune entre les deux hommes dans la recherche du beau.

– ‘Un homme d’exception’ –

Compagnon de route du parti socialiste, Pierre Bergé était aussi un passionné du débat public, qui s’était porté au secours du journal Le Monde, lorsque que celui-ci avait traversé une mauvaise passe financière.

Le directeur du Monde, Jérôme Fenoglio, a souligné jeudi que le quotidien perdait « un actionnaire qui l’a sauvé de la disparition en lui consacrant une part de sa fortune sans espoir de retour, un lecteur, un défenseur du journalisme de qualité ». L’homme d’affaires, connu pour son franc-parler et ses emportements, n’hésitait pas à critiquer certains articles du journal.

L’ancien ministre de la Culture Jack Lang a rendu hommage à « un ami merveilleux » et « un humaniste qui plaçait la destinée des hommes au-dessus de toutes les autres valeurs ».

« Je perds un ami. La France perd un homme d’exception », a réagi la maire de Paris, Anne Hidalgo, sur Twitter.

Pierre Bergé militait aussi contre le racisme et le sida, et présidait la fondation Sidaction.

Cette fondation et sa vice-présidente, la chanteuse et actrice Line Renaud, ont salué « un infatigable combattant de la première heure » qui « a toujours défendu la liberté de s’aimer tel que l’on est, et a défendu les droits des minorités, des personnes homosexuelles, des travailleuses du sexe, des usagers de drogue et de toutes les personnes vivant avec le VIH ».

Pierre Bergé s’était marié en mars 2017 avec le paysagiste américain Madison Cox, 58 ans, vice-président de la Fondation Bergé-Saint Laurent. Il disparaît quelques semaines avant l’inauguration de deux musées dédiés à l’oeuvre de son ancien compagnon Yves Saint Laurent, l’un à Paris et l’autre à Marrakech, au Maroc.

« Nous sommes remplis de souvenirs (…), que nous voulons transformer en projet », avait déclaré en juin Pierre Bergé, en fauteuil roulant, lors d’une conférence de presse de présentation de ces deux musées, destinés à exposer 40 années de création du couturier disparu en 2008.

Le premier doit ouvrir dans l’hôtel particulier parisien qui héberge la fondation le 3 octobre, suivi le 19 octobre par le second, dans un bâtiment neuf à Marrakech.

En 2013, Frédéric Brébant l’avait rencontré pour une interview exclusive. Extraits.

Quels rapports entretenez-vous avec la Belgique ?

J’entretiens des rapports très proches avec la Belgique. J’aime beaucoup ce pays. J’ai une passion pour James Ensor, pour Constant Permeke… J’ai eu une maison de ventes ici.

C’est quoi être de gauche, selon l’entrepreneur Pierre Bergé ?

Ce n’est pas facile de répondre à cette question. C’est d’abord une chanson de Barbara, Quelque chose a changé, pour François Mitterrand. C’est un prisme. Si on est de gauche, on croit que l’homme, l’individu, est une fin en soi. C’est pour lui que tout est destiné. Si on est de droite, on ne pense pas ça. Si on est de droite, on pense que les hommes sont « au service de ». Moi, je pense que tout est au service de l’homme. Ce n’est pas la même chose. Mais pour être plus précis encore, je dirais que je ne suis ni marxiste, ni même socialiste. Je suis un démocrate américain. Et pour être encore plus précis : un rooseveltien. Roosevelt a fait en un mois plus de lois que l’on en avait fait en 100 ans. Il a relancé l’économie.

Vous mettez beaucoup d’énergie dans les combats sociétaux, notamment dans le « mariage pour tous » et la lutte contre le sida. Ces engagements-là sont-ils plus importants que la politique pure ?

Oui. C’est plus important que la politique parce que la politique, malheureusement, vous ne voyez pas les résultats. Ou mal.

Le magazine Challenges estime votre fortune personnelle à 100 millions d’euros…

Peut-être… Peut-être (rires) !

Vous seriez, selon ce magazine, la 321e fortune de France…

Ce n’est pas beaucoup, alors (rires) !

Vous savez déjà ce que vous allez en faire, de tout cet argent ?

Bien sûr ! Mon testament est fait. Totalement fait, même !

C’est-à-dire ?

Oh, l’argent ira à des oeuvres, à certaines personnes, à des proches… Et n’oubliez pas qu’il y a la Fondation, aussi. Beaucoup ira à la Fondation. J’ai un vice-président désigné qui est Madison Cox. Il en prendra très bien la tête. A l’âge que j’ai, je dois faire des choix, des partages. J’ai assuré mes arrières.

Quand vous dressez le bilan de votre vie, qu’aimeriez-vous que l’on retienne de vous ?

On ne retiendra rien de moi. Il ne faut pas être prétentieux. On retient de ceux qui ont été des créateurs, des scientifiques, des hommes politiques…

Mais vous êtes un créateur à votre façon. Ou, du moins, vous avez aidé à la création…

Oui, j’ai accompagné des mouvements. J’ai aidé à la création. Mais on oublie toujours ces gens-là et c’est bien. Je n’ai aucune illusion là-dessus.

Mais vous êtes content de votre vie ?

Ah oui, je suis content de ma vie ! Pour une chose essentielle. Depuis l’âge de 18 ans où j’ai décidé de quitter ma famille pour venir à Paris, sans argent, pour acheter des livres sur les quais le matin et les revendre aux libraires l’après-midi, eh bien, depuis ce jour-là, j’ai fait ce que je voulais dans ma vie. Je n’ai jamais dépendu de personne. Et je suis content de ma vie parce que j’ai rencontré des gens merveilleux comme Yves Saint Laurent avec qui j’ai vécu 50 ans.

Vous en êtes fier ?

Je suis peut-être fier d’une seule chose et là, on va entrer en politique. Je suis fier d’avoir découvert, à 15 ans, un philosophe allemand du 19e siècle qui s’appelle Max Stirner et qui a écrit L’Unique et sa propriété. Stirner est un individualiste et je l’ai découvert par une phrase qui a marqué toute ma vie : « Il n’y a pas de liberté, il n’y a que des hommes libres ». Pour moi, c’était décisif. La liberté ne veut rien dire, c’est un concept. Il n’y a que des hommes libres. Il n’y a que l’homme. Donc, oui, je suis fier d’avoir découvert Stirner, d’avoir mené la vie que j’ai menée, d’avoir créé une grande entreprise qui s’appelle Saint Laurent, d’avoir gagné de l’argent et d’avoir dépensé cet argent sans jamais avoir tourné le dos à mes convictions.

Cette phrase sera votre épitaphe ?

Peut-être. Il y a aussi un livre de Pessoa que j’aime beaucoup et qui s’appelle Le banquier anarchiste. Dans ce livre qui raconte l’histoire d’un vieux banquier, un jeune homme lui pose la question suivante : « On m’a dit que vous aviez été anarchiste dans votre jeunesse… ». Et le banquier répond : « Et qui vous dit que je ne le suis pas toujours ? » (large sourire).

Croyez-vous en Dieu ?

Pas du tout.

Que pensez-vous qu’il y ait après la mort ?

Rien. Quelle prétention de croire qu’il y a quelque chose après la mort ! Quelle prétention ! Le refus de n’être rien… Le refus de ne pas finir en poussière…

Propos recueillis par FRÉDÉRIC BRÉBANT

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