Sylvie Lancrenon, photographe des people
Dans son livre Ombres et lumières, la photographe française Sylvie Lancrenon évoque les dessous de ses séances privilégiées avec Emmanuelle Béart, Naomi Campbell ou Isabelle Adjani. Elle raconte aussi, avec franchise, le traumatisme qu’elle a subi lorsqu’elle fut amputée d’une jambe à 20 ans. Une belle leçon de résilience.
Comme dans le plan d’ouverture de Fenêtre sur cour (1954), le film d’Alfred Hitchcock avec James Stewart dans la peau d’un reporter reclus chez lui pour cause de fémur brisé, un simple panoramique vaut parfois mieux qu’un long dialogue. Dans l’appartement de Sylvie Lancrenon, c’est un vieux Nikon FM2 argentique, des boîtes jaunes cartonnées estampillées Kodak et de nombreuses photos de célébrités accrochées aux murs qui plantent le décor. On repère même sur le coin d’une table un compte-fils, cette loupe de l’ère pré-numérique qui permet de juger le grain d’un négatif… Au cas où l’on aurait un doute: Sylvie Lancrenon est photographe. Bien qu’elle n’aime pas l’expression, on est tenté de rajouter « de stars ».
Elle vient de publier Ombres et lumières chez Albin Michel. A la différence de ses beaux livres consacrés à Emmanuelle Béart (Cuba Libre, paru en 2008), Mylène Farmer (Fragile, 2015 ) ou aux danseurs de l’Opéra national de Paris (Danse, 2019), avec une place prépondérante à l’image, il s’agit aujourd’hui d’un récit autobiographique. On y croise, entre autres pointures, Gérard Depardieu, Isabelle Adjani, Vincent Cassel ou Charlotte Gainsbourg. Elle revient sur les coulisses de quelques instantanés, capturés, selon les circonstances, en studio, dans un hôtel décati en travaux, à la terrasse d’un café mythique de Saint-Germain-des-Prés, ou, le temps d’une production coûteuse, au Maroc, à Los Angeles ou à l’île Maurice. Le glamour se nourrit du glamour. L’admiration que porte la photographe à ses modèles est sans bornes. Elle leur pardonne (presque) tout: leurs retards, leurs caprices, leur versatilité. « Je suis tellement habituée », dit-elle avec fatalité, attablée dans son appartement du VIe arrondissement, baigné de lumière naturelle. « Ce que je veux, c’est réussir à saisir quelque chose de la personne que je photographie. C’est mon seul défi. Pour arriver à cela, je suis teigneuse, je vais aller jusqu’au bout. Je peux poireauter cinq heures en attendant une actrice, peu importe. C’est une chance de photographier des gens qui ont une pareille histoire. Il ne faut pas trop réfléchir. A l’arrivée, je me sens comme une athlète qui a gagné une course. » Derrière son Hasselblad, elle n’a peur de rien. Elle a même réussi à apprivoiser l’indomptable Naomi Campbell, c’est dire…
Au-delà de ses limites
Elle a appris très jeune à gravir les montagnes les plus abruptes. Elle n’avait pas le choix. Dans son recueil de souvenirs, Sylvie Lancrenon ne parle pas que de paysages paradisiaques, de campagnes de pub « premium » et de « cover-double », une formule rédactionnelle qui désigne une couverture de magazine assortie d’une double page intérieure. Elle évoque aussi sans détour le drame de sa vie qui a été, écrit-elle, une torture et le moteur de son existence. Son livre commence sans préambule par cet épisode tragique, quand, à 20 ans, on lui décèle un ostéosarcome au niveau du genou, l’un des cancers les plus agressifs qui soient. Il faut aller vite. Ce sera l’amputation. Elle aimait la danse classique, dévalait comme une folle les pistes de ski. La vie s’ouvrait devant elle. Que lui reste-t-il à l’âge où l’on veut séduire les garçons et conquérir le monde? La photographie. Elle la sauvera. Et lui rendra sa dignité. Elle met un point d’honneur à se déplacer, jusqu’à la limite de l’épuisement, sans canne ni béquilles. La sécurité sociale l’a déclarée invalide à 95% mais ça ne fait pas d’elle une infirme. Lors des prises de vue, ce sont ses assistants qui la ramènent à la raison quand, déterminée à réussir le cliché de sa vie, elle n’hésite pas à se mettre physiquement en danger – « Sylvie, ta patte! » Dans ces moments-là, l’oeil rivé dans le viseur, elle n’entend rien d’autre que le bruit du déclencheur. La photo avant tout. Elle pense que sa quête de la beauté féminine vient de là, sublimer l’autre pour fermer les yeux sur soi.
Si la photographie est devenue sa raison de vivre, la vocation n’est pas née au lendemain de ce 5 janvier 1979, quand elle s’est réveillée sous les lumières blafardes de l’hôpital Cochin, à Paris, le corps meurtri à jamais. L’image s’est révélée lentement, un peu par hasard, au début de l’adolescence. A 14 ans, elle rêve de liberté. Son modèle est Caroline, sa soeur aînée de trois ans, sa confidente qu’elle appelle affectueusement « mon roc ». Leur lien est resté indéfectible. Craignant les mauvaises fréquentations, ses parents la collent en pension chez les bonnes soeurs. Pour la remettre, espèrent-ils, dans le droit chemin. Ce sera plutôt le chemin de croix. Elle garde encore le souvenir mortifère de cette période rythmée par la déprime du dimanche de fin d’après-midi, à l’heure de monter dans le car qui l’amenait de Paris vers l’internat. « Cela a été l’enfer pendant les deux ans où j’y suis restée. Je n’ai rien fichu de plus. J’ai redoublé mon année mais, au moins, c’est là que j’ai commencé à faire de la photo. En pension, j’ai sympathisé avec une fille qui avait tout le matériel. Je prenais mes copines de pensionnat pour modèles, ce n’était pas encore une passion. »
Juste une échappatoire à l’ennui qui tisse sa toile bien au-delà des bancs de l’éducation nationale. Car à la maison, le gris domine aussi avec un père banquier, pour qui l’effusion des sentiments est une faute de goût impardonnable, et une mère au foyer à cheval sur les bonnes manières. Chez les Lancrenon, c’est messe le dimanche et vouvoiement parental de rigueur. « Never complain, never explain. » Ne vous plaignez jamais, n’expliquez jamais. Les attributs de la haute bourgeoisie que les descendants ont le devoir de perpétuer. « L’une des rares choses positives que je retiens de mon éducation, c’est le fait que mon père nous ait poussé mes soeurs et moi vers le sport. C’était son truc et je trouve que c’est très important pour se dépasser. » Avant d’ajouter: « Mais cette envie de me battre est peut-être aussi tout simplement un trait de mon caractère. » Et puis il y a la maman, Jocelyn dite Joy, avec son port de tête impérial, ses colliers de perles et son fume-cigarettes. « Je ne l’ai jamais vue les cheveux défaits », se souvient sa fille. Mais la leçon de maintien maternel n’est pas pour lui déplaire, bien au contraire. « Quand elle venait me chercher à l’école, j’aimais bien qu’elle soit au top. Je voulais qu’elle soit la plus belle possible. Ce n’était pas très compliqué. Elle était très distinguée, très classe, elle me faisait penser à Grace Kelly. »
Dans l’intimité des artistes
Est-ce un hasard si Sylvie Lancrenon arrive dans la profession par le biais du 7e art? Ses premiers pas dans le métier se font à 16 ans grâce à son père qui compte parmi ses relations le réalisateur Claude Lelouch. Le cinéaste virevoltant lui demande à voir ses photos, encourage l’autodidacte à poursuivre sa voie et lui propose un stage de photographe de plateau sur le tournage du film Le bon et les méchants (1975), avec Jacques Dutronc et Marlène Jobert. « C’est grâce à Lelouch que j’ai fait mes débuts et que je suis là aujourd’hui. Il m’a transmis son incroyable énergie. Son enthousiasme est communicatif. Je suis comme lui, impatiente et passionnée. »
Elle couvrira, quelques années après cette première expérience, la dernière production, pas vraiment mémorable, de Louis de Funès, mais aussi L’été meurtrier, avec Isabelle Adjani ou La pirate de Jacques Doillon. Mais la routine dont elle a horreur finit par s’installer. Elle se lasse progressivement de l’exercice qui laisse peu de liberté artistique, se tourne vers la presse qui lui commande des portraits qu’elle juge conventionnels avant qu’un magazine féminin ne lui propose de couvrir les backstages des défilés haute couture. Une révélation. « J’ai découvert le milieu de la mode et surtout celui de la beauté. J’ai eu le sentiment d’accéder à un monde merveilleux. Dans les coulisses, je pouvais assister au plus près à la préparation de ces filles sublimes. J’ai eu un déclic. » Sylvie devient une petite souris qui doit se faire la plus discrète possible et se fondre dans le décor. Elle s’en accommode un temps mais voudrait imposer un jour ses lumières, dicter sa mise en scène, déployer son univers. Il lui faudra encore du temps pour s’affirmer et gagner la confiance de ses modèles.
Pour réussir une photo, j’ai vraiment besoin d’intimité. Celle-ci correspond au moment où la personne qui est devant l’objectif se lâche.
« Pour réussir une photo, j’ai vraiment besoin d’intimité. C’est fondamental. Cette intimité correspond au moment où la personne qui est devant l’objectif se lâche. Ce n’est pas facile car la plupart des actrices et des acteurs détestent les séances photo. Cela représente une réelle perte de temps pour eux. Pour les comédiennes, c’est peut-être un peu différent. Elles font plus attention car c’est leur beauté qui est en jeu. Les hommes cherchent plutôt un copain même si le photographe n’est pas bon. » Ce moment d’abandon devant l’objectif, qu’elle guette tant, lui procure un ravissement sans égal. C’est le portrait de l’ogre Depardieu qui tend une main protectrice vers le visage de sa petite-fille Louise; c’est le nu callipyge, ô combien connu, d’Emmanuelle Béart, avançant telle une naïade dans les eaux turquoise de l’océan Indien pour les besoins du magazine Elle. Les exemplaires furent écoulés dans les kiosques en un temps record. Rarement les lecteurs masculins ont montré autant d’empressement à se rendre chez leur vendeur de journaux. Une association fructueuse qui pousse le duo à collaborer ensemble à plusieurs reprises.
Une libération
L’actrice de Manon des sources est devenue une amie, Isabelle Huppert aussi. Avec elle, les actrices se sentent en sécurité. Depuis sa série sur la danse, publiée en 2019, Sylvie Lancrenon s’autorise à photographier la beauté du corps masculin dans sa nudité. Un tournant. « Jusque-là, ce n’était pas dans mon oeil. J’adore la sensualité et j’ai tendance à la voir plus chez une femme que chez un homme. J’ai vu des livres qui étaient peut-être trop bruts de pomme. Des mecs avec des muscles énormes, ce n’est pas mon truc. Mais ce projet sur la danse a changé mon regard. Une galeriste a envie de me pousser dans cette direction. »
Se souvenir des belles choses comme elle le fait aujourd’hui dans son livre met en lumière aussi les occasions manquées. Elle a bien failli suivre Johnny sur la route 66 pour un long périple à travers les Etats-Unis. « J’aurais adoré mais au dernier moment j’ai décliné l’invitation. Certaines personnes de son entourage qui l’accompagnaient partout ne m’inspiraient pas du tout confiance. Aujourd’hui je regrette d’avoir dit non. » Elle ne photographiera jamais non plus Romy Schneider, disparue trop tôt.
Moi qui ai toujours tout caché, je me suis dit qu’il était temps de me libérer.
Si elle a décidé d’écrire sur son handicap, c’est également pour ne plus avoir à botter en touche. « Qu’est-ce que tu as à la jambe? », « Oh rien un petit truc », a-t-elle répondu pendant des décennies. « Moi qui ai toujours tout caché, je me suis dit qu’il était temps de me libérer. Et puis si ce livre peut être utile… Le handicap reste une exclusion sociale contre laquelle il faut se battre. »
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