La vie « bougie broke » ou comment faire semblant d’être riche un savon Aesop à la fois
Alors que le coût de la vie augmente exponentiellement plus vite que les salaires, chaque couche sociale doit faire des concessions en fonction de ses moyens, en ce compris la classe moyenne, qui refuse de sacrifier certains conforts sur l’autel des responsabilités financières. Bienvenue à l’ère du bougie broke.
Né chez nos voisins anglais, ce néologisme, mariant bougie, soit la contraction de bourgeois, et broke, ou fauché en français dans le texte, désigne une frange spécifique de la population: les membres de la classe moyenne prêts à tous les subterfuges pour maintenir l’illusion d’un certain confort financier. La crise du pouvoir d’achat? No pasaran, ou du moins, pas en apparence.
Car le ou la bougie broke ne maintient pas son train de vie en cumulant les boulots supplémentaires ou en priorisant les dépenses, mais bien en jouant d’ingéniosité pour donner le change. Qu’importe le budget pourvu qu’on ait l’ivresse d’appartenir, en apparence du moins, à la classe des nantis: telle est la devise de ces drôles de bidasses de la lutte des classes, prêts à tous les subterfuges pour entretenir la ruse.
La nouvelle lutte des classes
C’est ainsi que chez Clémentine, trentenaire bruxelloise, tous les savons Aesop ne se valent pas. Inconditionnelle de la marque australienne aux relents d’huiles essentielles, qu’elle aime tant pour ses bienfaits (« Ma peau n’a jamais été en meilleure santé ») que pour le symbole de statut qu’elle constitue, l’idée d’opter pour des produits meilleur marché n’a pas effleuré Clémentine, même quand, crise oblige, plusieurs de ses clients habituels ont décidé de se passer de ses services de graphiste. La solution qu’elle a trouvée ? Remplir régulièrement son flacon de savon pour les mains exfoliant Aesop avec une version bon marché au parfum s’en rapprochant approximativement.
Et elle est loin d’être la seule à mettre ce genre de stratagèmes en place. Un bref tour d’horizon de contacts qui n’acceptent de partager leurs techniques de bougie broke que sous couvert d’anonymat révèle ainsi des trésors d’inventivité, entre la personne qui recycle en cadeau ses fonds de bibliothèque en prenant soin de faire un détour par la librairie chic de son quartier, où le papier cadeau monogrammé est proposé gratuitement à l’entrée, et celle qui sert son tarama maison dans un contenant à usage unique Petrossian méticuleusement lavé entre chaque utilisation. Des tactiques qui prêtent à rire (jaune) et semblent pourtant bien amateuriales comparées aux témoignages partagés en ligne.
Maintenir les apparences à tout prix
Né sur TikTok (where else?) le phénomène bougie broke, plus qu’une réponse durable à la crise du pouvoir d’achat, est en effet une mine d’or pour les réseaux sociaux, où les railleries voisinent les techniques dont on ne sait si elles sont sérieuses ou ironiques.
Dans un reportage consacré à la tendance, le Sunday Times partageait ainsi le témoignage d’un individu londonien qui, lorsqu’il recevait des amis à l’heure du brunch, ajoutait un peu de colorant alimentaire à ses oeufs brouillés pour donner l’illusion qu’ils étaient issus d’un élevage organique chic plutôt que du hard discount du coin.
Ou de cet autre bougie broke qui achète d’humbles oeufs de poisson et les présente comme étant du caviar à ses invités, l’article ne précisant pas si ces derniers sont trop polis pour souligner le subterfuge, ou simplement trop occupés à en prendre bonne note pour leur prochain dîner.
Il y a quelques mois déjà, avant que le phénomène ne soit officialisé par la popularisation du terme bougie broke, un autre influenceur s’était attiré le courroux des internautes en partageant sa méthode infaillible pour bénéficier de ce qu’il qualifiait alors de « première classe du pauvre ». Méthode consistant à profiter de l’annulation gratuite offerte par certaines compagnies pour s’offrir toute une rangée d’avion au prix d’un seul siège, quitte à empêcher d’autres voyageurs potentiels d’embarquer.
Bougie broke, un jeu dangereux
Car c’est bien là l’écueil principal du bougie broke: qu’il s’agisse simplement de se mentir à soi-même, de stratagèmes somme toute assez innocents (qu’importe, au fond, si le champagne que votre hôte vous sert vient de chez Lidl ou d’un vignoble français) ou de manigances impactant les autres de manière plus négative, comme l’ersatz de 1e classe susmentionné, la quête désespérée du maintien d’un train de vie toujours moins accessible ne s’accomplit pas sans victimes.
À commencer par les principaux concernés, lesquels, dans leur course effrénée aux apparences, ajoutent une source de stress supplémentaire à un contexte déjà drôlement anxiogène. Mais pourquoi? La réponse est peut-être à chercher du côté de chez Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, le couple de sociologues français qui a consacré sa vie à l’étude de la grande bourgeoisie et à l’aristocratie, et pour qui « la richesse est multidimensionnelle. Les riches ont beaucoup d’argent, mais aussi beaucoup de culture, de richesse sociale (on ne peut rester riche tout seul) et symbolique ». Après tout, ne dit-on pas des nantis qu’ils ont « de la classe », contribuant ainsi à rendre encore un peu plus confuse la frontière entre richesse matérielle et capital immatériel ?
Je dépense, donc je suis?
Dans leur Sociologie de l’argent, Damien de Blic et Jeanne Lazarus pointent quant à eux que si « l’argent libère certes des relations oppressantes des petites communautés, il rend chacun dépendant du tout de la société dont il dépend pour se nourrir, se loger, se vêtir et c’est pour cette raison que le désir d’argent constitue une orientation fondamentale de l’individu contemporain ». Je dépense donc je suis?
Pour celles et ceux qui s’inscrivent dans la tendance bougie broke, il s’agit avant tout de maintenir envers soi-même l’illusion d’un pouvoir d’achat intact. Bien sûr, si Machin ou Machine s’extasie sur le « savon Aesop » ou le « délicieux champagne » (tous deux originaires d’un supermarché à prix cassés) cela fait du bien à l’ego, mais l’objectif principal est avant tout de maintenir le niveau de dépenses nécessaire pour tenter de se convaincre qu’on n’est pas si fauché que ça.
Fake it until you make it? À l’heure où tout un chacun se retrouve contraint de payer les conséquences de crises en dehors de son contrôle, cela a le mérite d’être moins coûteux pour le mental que d’affronter de plein fouet notre nouvelle réalité.
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