Comment la fausse modestie est devenue le signe distinctif des (ultra) riches
Sorte de variation snob de la mouvance no logo, la nouvelle élégance est d’afficher son capital l’air de ne pas y toucher. Matières précieuses, coupes impeccables et labels coûteux reconnaissables uniquement par ceux qui en sont: bienvenue à l’ère de la fausse modestie.
A l’été 2022, le tourbillon de tendances brassé sur TikTok a vu émerger un diktat stylistique plus durable que les autres: l’allure #oldmoney. Soit, comme son nom l’indique, le port de vêtements et accessoires laissant supposer qu’on a grandi avec non pas une simple cuillère mais bien toute une ménagère en argent dans la bouche. Particularité de cette dégaine qui redéfinit le concept de fausse modestie chez les ultra riches (et ceux qui voudraient en être) : pas le moindre logo en vue, ni même d’ersatz d’accessoires impayables, sacs Birkin et Kelly en tête.
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La définition du style old money telle que popularisée sur les réseaux sociaux, et aussitôt adaptée par des internautes désireux de donner l’impression d’en être? Perles, cachemire et mocassins en cuir, si possible délicatement usés, pour répliquer l’approche décontractée qu’ont les heureux héritiers d’une fortune générationnelle des marqueurs traditionnels de richesse.
Lesquels, quand on a un montant à plus de six chiffres sur son compte en banque, prennent soudain une tout autre signification: pour paraphraser un adage bien connu, ce serait bien ceux qui en ont le plus qui en montrent le moins. Ou du moins, de la manière la moins ostentatoire qui soit, car qu’on ne s’y trompe pas, tous les signes sont là pour ceux qui savent les lire, et les garde-robes méticuleusement construites des personnages de Succession en sont un excellent exemple.
Fausse modestie ou richesse discrète?
Costumes Savile Row pour ces messieurs, chemisiers en soie et pantalons au tomber impeccable pour ces dames: la famille Roy se déchire dans un enchaînement de matières précieuses, lesquelles ont l’air d’autant plus exclusives qu’elles ne comportent pas le moindre logo visible. Un choix conscient fait par la costumière de la série, Michelle Matland, qui a pensé le moindre choix sartorial des personnages de ce succès signé HBO comme un témoignage du respect du décorum dans lequel ils ont été élevés.
Un vocabulaire vestimentaire accessible uniquement à ceux qui appartiennent au club très privé des 1%, et qui n’est pas toujours facile à traduire pour les autres: l’exemple de Tom, rentré dans le clan par alliance, et moqué pour ce qu’il croit être chic, soit assortir sa pochette à sa cravate ou encore porter des souliers parfaitement lustrés, est frappant.
En ligne, pléthore d’articles sont dédiés à la «stealth wealth», ou richesse discrète en français dans le texte, affichée dans Succession, le Telegraph allant jusqu’à compiler une série de conseils pour adopter l’allure «sans un budget de milliardaire». Fini de rêver de la mise clinquante du m’as-tu-vu, l’heure est désormais au m’as-tu-reconnu, et il n’y a rien de plus chic que de laisser sous-entendre sa bonne fortune par le biais de coupes ou de matières plutôt qu’en jouant de logos. Un parti pris qui fait beaucoup parler de lui, mais qui ne date pourtant pas d’hier, rappelle Caroline Henchoz.
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Symbole de statut
La sociologue suisse, qui a dédié sa carrière à l’étude de notre rapport à l’argent, souligne ainsi les dimensions culturelles et sociales qu’il y a dans le fait de cacher ou non sa richesse et sa réussite. «Dans les sociétés où il y a une forme de noblesse et de bourgeoisie, trop afficher sa réussite sociale est perçu comme vulgaire: on n’a pas besoin de la montrer puisqu’on appartient déjà à un statut supérieur. C’est une question de classe, aussi: afficher son opulence va être bien perçu dans certains milieux, et très mal dans d’autres» explique-t-elle. «La fausse modestie du moment est une forme de distinction sociale: on parle un langage qui n’est accessible qu’aux initiés, parce qu’indépendamment de la belle coupe ou matière d’un vêtement, tout le monde ne saura pas identifier sa provenance. »
«C’est un pas de côté par rapport à certaines marques plus ostentatoires, accessibles à d’autres milieux sociaux qui n’ont pas toujours «le goût du bon goût».
Caroline Henchoz
«En acquérant ces biens plus discrets, on indique aux autres qu’on est au-delà du besoin d’afficher sa prospérité, et en ça, à quel point on a réussi justement», décrypte celle qui a consacré nombre d’ouvrages à la question, notamment Le couple, l’amour et l’argent (éd. L’Harmattan).
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Pour Vincent Grégoire, directeur de création au sein du bureau de tendances parisien Nelly Rodi, il y a «deux salles, deux ambiances»: «D’un côté, les logos et imprimés immédiatement identifiables, qui vont plutôt être associés aux footballeurs et aux nouveaux riches, et de l’autre, on assiste à l’émergence d’une nouvelle élite, qui affiche son pouvoir et sa richesse par le biais d’une fausse sobriété. On est dans du normcore de luxe, des nuances neutres et de très belles matières mais discrètes, tellement discrètes d’ailleurs qu’elles en deviennent encore plus identifiables. C’est un club d’initiés, parce que les sachants de cette catégorie sociale savent très bien reconnaître la bonne matière, la bonne origine, et on affiche sa richesse à coups d’introversion». Une antiphrase?
Antis contre nantis
Oui et non, nuance Caroline Henchoz. «Quand on est dans des formes de consommation très pointues et que tout le monde n’est pas en possession des codes pour les repérer, on n’est pas forcément dans de l’ostentation mais plus dans de la distinction sociale. L’argent ne perd jamais sa capacité de distinction mais s’inscrit dans un mouvement de renouvellement perpétuel: dès que les masses s’approprient tel ou tel objet, c’est un autre qui va être investi par les élites pour se démarquer.» Mais aussi peut-être, avance la sociologue, pour valoriser une autre forme de production – et de consommation. «En allant chercher dans des niches, on se distancie de la consommation de masse pour être plus respectueux de l’environnement, soutenir les cercles de distribution proche, l’artisanat… Peut-être qu’on est face à une forme de snobisme, mais peut-être aussi qu’il s’agit de militantisme.»
«On est dans une période compliquée, concède Vincent Grégoire, avec d’un côté les anti et d’autres les nantis, et au centre, un mouvement de contestation, de remise en question de la glorification de la richesse, qui est toujours plus associée aux problèmes écologiques et à des questions de responsabilité sociale et environnementale. On assiste à une inversion de la tendance: avant, les riches étaient super aspirationnels et montrés en exemple façon méritocratie. Désormais, ils sont pointés du doigt, on les accuse d’être égoïstes, irresponsables et de détruire la planète avec leurs jets privés.»
«La nouvelle richesse est de déconsommer. La contestation qui gronde fait que les élites commencent à avoir la trouille et en reviennent à l’adage qui veut que pour vivre heureux on vive caché».
Vincent Grégoire
Avec des implications complexes pour le secteur du luxe, qui en deviendrait presque schizophrène. «Les marques sont très partagées, parce que la plupart d’entre elles ont bâti leurs empires sur des produits iconiques facilement identifiables, rappelle Vincent Grégoire. Enlever ces signes d’identification et de reconnaissance est compliqué, surtout dans le contexte de pauvreté créative actuel, où il est bien plus simple de mettre un logo partout».
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Même si «Lagerfeld aimait dire que le luxe est une taxe sur la vanité, et on est en plein dans cette envie de montrer qu’on appartient à la caste la plus désirable. C’est un peu comme quand Margiela avait remplacé les étiquettes par une version blanche et neutre: finalement, on reconnaissait encore plus la marque», se souvient l’expert ès tendances, pour qui le luxe est face à un défi périlleux: réconcilier nouveaux et anciens riches, soit un rapport extroverti ou introverti à l’argent. «Et ça, c’est très compliqué», met-il en garde.
Inversion des rôles
Pour en prendre la pleine mesure, il suffit de s’intéresser aux réactions suscitées par les (très) riches quand ils ne se contentent pas de pseudo-masquer leur capital, mais bien, plutôt, de «jouer aux pauvres». Ces derniers temps, de plus en plus de célébrités ont ainsi troqué les partages de photos de demeures palatiales, repas 3-étoiles et autres voyages en jet privé pour une approche résolument plus proche de celle de Monsieur et Madame Tout-le-monde, de l’anniversaire de Kim Kardashian dans une enseigne de la chaîne de fast food In-N-out à J-Lo et Ben Affleck qui mettent leur couple en scène pour Dunkin Donuts.
Des saynètes pas toujours digestes, ce qui ne surprend pas Caroline Henchoz: «Pour les stars, publiciser le fait qu’ils vont au fast food est un moyen de dire «regardez, je suis comme vous, j’apprécie aussi les choses simples», c’est d’ailleurs une démarche très appréciée aussi des politiciens. Mais c’est à double tranchant, car on va critiquer non pas leurs potentiels goûts modestes mais bien le fait qu’ils les affichent et en jouent».
«Dans le contexte des médias sociaux, qui fonctionnent à l’envie et au désir, dire qu’on fréquente par plaisir des endroits où d’autres vont par obligation, et ce, alors qu’on peut tout s’offrir, renvoie quelque chose de très confrontant aux personnes qui n’ont pas d’autre choix.»
Caroline Henchoz
Et Vincent Grégoire de pointer que «c’est cynique quand on est pété de thunes et qu’on fait son anniversaire dans un fast food»: «Pour les nantis, cela peut sembler drôle, mais ça ne l’est certainement pas pour les gens qui ne peuvent pas se payer autre chose et qui attendent des célébrités qu’elles leur en mettent plein la vue et les fassent rêver.» Et le Français de résumer le paradoxe ambiant en soulignant que les riches jouent aux pauvres alors que les pauvres continuent d’essayer de jouer aux riches. C’est que dans le contexte socio-économique actuel, affirmer que l’argent ne fait pas le bonheur semble plus impertinent que jamais, et à défaut d’en avoir vraiment, on se console en jouant à faire semblant.
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