D’où vient notre fascination pour les faits-divers, le morbide?

© Jérôme Delhez

L’être humain aime se faire peur, mais les récits de tueurs en série et de faits divers n’ont jamais eu autant de succès qu’aujourd’hui. Pourquoi sommes-nous fascinés par ce qui pourtant nous effraie ou nous dégoûte?

L’attrait pour l’horreur existe depuis toujours, mais l’industrie du divertissement n’a réellement investi le sujet qu’après l’immense succès du Silence des agneaux. Premier long-métrage du genre sorti en 1991, ce thriller policier américain retrace l’histoire d’Hannibal Lecter, psychiatre et tueur en série aux tendances cannibales. Trois décennies plus tard, le film fonctionne toujours autant sur les téléspectateurs. Hannibal occupe en outre désormais une bonne place sur la liste des pires méchants de l’histoire du cinéma, ouvrant la voie à un réel intérêt pour ce genre de récits criminels. Et quand il s’agit d’histoires réelles, c’est encore mieux!

TERREUR ANXIOLYTIQUE

Pour preuve, le true crime fait actuellement de plus en plus d’adeptes sur les plates-formes en ligne telles Netflix et YouTube. Genre narratif de type non-fiction, étroitement associé au journalisme judiciaire, il retrace des récits d’histoires criminelles réelles. A titre d’exemple, en 2019, l’affaire Grégory avait de nouveau défrayé la chronique, quelque vingt-cinq ans après les faits, dans le sillage de la mini-série documentaire Netflix qui lui était consacrée. Mais pourquoi la population continue-t-elle à être fascinée par une affaire vieille d’un quart de siècle et irrésolue de surcroît? Samuel Leistedt, psychiatre médico-légal et expert judiciaire, nous soumet une explication. «Quand on expose un sujet à des images désagréables, ses zones du cerveau liées à la douleur et à la peur s’activent inévitablement. Dans le même temps, les zones du circuit du plaisir sont stimulées de la même façon ; il est impossible de séparer les deux.» Et le psychiatre de détailler que lorsqu’on est soumis à une situation d’horreur, que ce soit à travers des images ou un récit, cela nous renvoie au fait que l’autre est dans la souffrance et dans le malheur, mais que nous, nous n’y sommes pas. «On prend conscience que l’on est dans une situation privilégiée et que nous ne sommes pas victimes et nos proches non plus, souligne-t-il. Cela nous rassure et nous réconforte.»

LE TUEUR STAR?

Il semblerait que cet intérêt pour le sordide ait d’ailleurs littéralement explosé durant la crise sanitaire. Suite aux confinements successifs, l’offre et la demande en matière de true crime ont été particulièrement significatives sur les différentes plates-formes en ligne, en particulier sur YouTube et Netflix. Joris, YouTubeur de 24 ans et premier créateur de true crime de la Toile francophone ( voir notre encadré), le confirme: les statistiques de sa chaîne mettent clairement en lumière la consommation grandissante de ce genre de contenus. «Je me suis lancé durant une période où le true crime s’est mis à fonctionner d’un coup. Lorsqu’il y a eu le premier lockdown, ma chaîne a véritablement décollé, c’était incroyable, se réjouit-il. Selon moi, cela s’explique par le fait que la population n’avait rien d’autre à faire. Je suis tombé au bon moment.»

‘Le sordide agit comme un lien social ; en le partageant avec ses pairs, cela permet de catalyser nos angoisses.’ Samuel Leistedt

Si la médiatisation de pareilles affaires fait de plus en plus d’émules chez nous, celle-ci s’est depuis longtemps fait une place de choix outre-Atlantique. Certaines personnalités sont d’ailleurs devenues des figures importantes de la pop culture du monde anglo-saxon. A l’image de l’assassin Charles Manson, dont la représentation dans un épisode de la série Mindhunter, sortie en 2017, avait suscité l’émoi et la fascination des téléspectateurs. «Aux Etats-Unis, le phénomène est beaucoup plus extrême et nous pouvons aller jusqu’à parler de starification de certains criminels. Chez nous, on ne glorifie pas ce type de personnage, et c’est tant mieux, mais j’ai l’impression qu’on tend à évoluer dans cette direction-là, analyse le docteur Leistedt. Car nous en parlons clairement beaucoup plus qu’auparavant.»

UN CATALYSEUR D’ANGOISSE

Alors pourquoi des individus ayant commis de pareils actes continuent-ils à bénéficier d’une telle attention? «Tout simplement car cela renvoie à une part inhumaine qui existe sans doute chez chacun d’entre nous, à des dimensions diverses, avance le docteur Leistedt. Ils deviennent les croque-mitaines de l’inconscient collectif, c’est-à-dire des symboles du mal que tout le monde connaît et que tout le monde peut partager. Chez nous, on peut penser à Michel Fourniret, surnommé l’Ogre des Ardennes. Sur le plan symbolique, ce mot renvoie aux contes de fées, le grand méchant loup qui attend les enfants à l’entrée du bois pour les enlever», illustre l’expert. Pourtant, des années après les faits, Michel Fourniret continue à faire parler de lui. Notamment à travers le téléfilm La traque, sorti en 2021 et qui avait indigné plus d’un téléspectateur. Mais pourquoi ces derniers ont-ils tout de même pris la peine de le regarder? «Car le sordide agit comme un lien social ; en le partageant avec ses pairs, cela permet de catalyser nos angoisses, explique le docteur Leistedt. C’est pourquoi les personnes qui s’investissent dans la lecture ou lécoute de ce genre d’histoires ne sont pas pour autant des individus déviants. A partir du moment où la personne est équilibrée et que ça ne déborde pas sur le reste, je ne vois pas en quoi cela poserait un réel problème.»

Comme Georges, 62 ans, qui depuis l’âge de 10 ans se passionne pour les histoires criminelles réelles ou fictives. Il se souvient d’ailleurs parfaitement du premier récit qui l’a captivé: Le mystère de la chambre jaune, roman policier de Gaston Leroux, paru en 1907 et diffusé à l’époque sous la forme d’un feuilleton radiophonique sur les ondes de ce qui deviendra la RTBF. «Tout ce qui est historique, on en a fait le tour, le romantique n’est plus en vogue, les westerns et les films de guerre ont eu leur heure de gloire, que reste-t-il finalement? interroge-t-il simplement. Les affaires criminelles…» D’après le sexagénaire, le succès du true crime rejoindrait d’ailleurs la popularité et la logique des émissions de télé-réalité. «C’est la dérive d’une société spectatrice de faits réels. Par exemple, quand une personne est agressée dans un lieu public, sur dix témoins, combien interviennent? A partir du moment où on ne participe pas à l’action, nous sommes des voyeurs, dans le sens «spectateurs». Je crois par ailleurs que la population s’intéresse davantage à ce genre de faits car elle s’ennuie. Les interdits sont de plus en plus importants, le public recherche le frisson, et ce, à n’importe quel prix et à travers n’importe quel moyen», estime-t-il.

Etrangement, son attrait pour les histoires criminelles a encore davantage grandi à la suite d’un événement pourtant dramatique: l’assassinat de son meilleur ami voici une vingtaine d’années. L’affaire n’ayant jamais été résolue, il semblerait trouver dans le true crime une sorte de catharsis. «J’ai quand même été mêlé à cette histoire et pour moi, il y a des éléments de l’enquête qui restent tout à fait illogiques, déplore Georges. J’ai donc un intérêt intellectuel tout particulier pour les récits policiers ; connaître le comment, le pourquoi, découvrir de nouvelles méthodes d’investigation, tout un tas de techniques et de technologies qui changent la donne par rapport aux histoires criminelles d’il y a trente ou quarante ans», explique-t-il encore.

METTRE DES LIMITES

Mais où devrait-on placer le curseur entre un intérêt «normal» et malsain? «Certaines personnalités, comme Marc Dutroux, dont j’ai coordonné le dernier rapport psychiatrique, reçoivent des dizaines de lettres d’amour. Là on bascule dans l’anormalité, alerte le docteur Leistedt. Les limites de la santé mentale sont mises à rude épreuve et ça pose question, il ne faut pas que cela devienne obsessionnel.» Si ces personnes, mentalement instables, sont incapables de prendre du recul face à l’étrange charisme que dégagent certains criminels, d’autres individus n’ont tout simplement pas les ressources nécessaires pour se confronter à ce genre d’histoires. «Ma meilleure amie est une très grande consommatrice de true crime, on en rigole d’ailleurs très régulièrement. Moi, ça me dépasse totalement!», s’amuse Aude, 25 ans. Si la jeune femme explique son incompréhension sur le ton de l’humour, elle avoue pourtant ressentir un véritable malaise face à ce type de contenus. «Ce n’est pas la peur de comprendre, c’est une peur sincère et sans fondement. C’est au-dessus de mes forces, je suis incapable d’appréhender ce qui pousse des personnes à commettre de pareils actes. Je préfère donc me tenir à distance de ça», avoue-t-elle.

A l’image d’Aude, pourquoi certains individus sont-ils dans l’incapacité totale d’écouter de pareilles histoires? «Tout réside dans notre capacité à prendre de la distance par rapport aux informations que nous recevons, détaille notre spécialiste. Si vous n’êtes pas suffisamment préparé, que vous regardez un film trop jeune ou qu’il ravive chez vous quelque chose d’horrible, vous pouvez en sortir traumatisé et fuir à l’avenir ce genre d’images.» Une piste qui pourrait s’appliquer au cas d’Aude. «Il est vrai que j’ai regardé le film d’horreur Paranormal Activity vers 12 ans, et je me souviens en avoir eu très peur… Je ne m’étais jamais posé la question mais c’est effectivement une explication intéressante», reconnaît la jeune femme. Aussi certain que nous ne sommes pas tous égaux face à l’horreur absolue, l’humanité n’a pas fini de se fasciner pour les atrocités commises par ses pairs. Reste à savoir… dans quel but?

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«Donner aussi la parole à la victime»

Joris, 24 ans, plus connu sous le pseudo de McSkyz, est le premier créateur de true crime de la Toile francophone. Avec plus de 150 vidéos produites en trois ans et demi, il cumule près de 1,3 million d’abonnés sur sa chaîne YouTube.

Comment vous êtes-vous lancé dans le true crime?

Même si je m’intéressais déjà beaucoup aux histoires de tueurs en série, de disparitions, ou de meurtres, au départ, ma chaîne était plutôt axée sur l’exploration urbaine. Un jour, je suis tombé sur une affaire qui m’a passionné: la tuerie de Chevaline. Je ne savais alors même pas que ce type de format existait. Cette première vidéo a bien marché et ça s’est enchaîné naturellement. J’ai à présent la chance de pouvoir en vivre.

Quelles affaires traitez-vous et quelle est votre approche?

Je privilégie les grosses affaires américaines, que je traite en vidéos de 30 à 45 minutes. J’ai aussi un attrait pour les affaires de séquestration où la victime s’en est sortie, ça me permet de préparer un reportage plus complet, puisqu’on a le point de vue du bourreau mais aussi de la victime. Par exemple, dans le cas de Sandrine Dardenne, je me suis concentré sur ce qu’elle avait à transmettre et non sur tout ce qui avait déjà été dit sur Marc Dutroux, mon but était de donner la parole à la victime.

Selon vous, qu’est-ce qui expliquerait le succès de votre chaîne?

Les créateurs de contenu se placent souvent du côté du bourreau, c’est sans doute plus facile à traiter. C’est le méchant de l’histoire, on peut donc en parler comme on veut. Quand on s’intéresse à la victime, ça demande plus de travail car il faut davantage prêter attention à ce qu’on raconte. Cela peut paraître surprenant, mais mon audience est majoritairement composée de filles entre 18 et 25 ans ou un peu plus.

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