« Notre époque met en avant l’idéal du recommencement »: comment le déménagement impacte notre vie
A première vue anodine, l’expérience du déménagement n’en reste pas moins un bouleversement et le moment d’une métamorphose intime profonde. Telle est la leçon à retenir de l’ouvrage du philosophe Thibaut Sallenave sur le sujet. Explications.
Source d’angoisse et d’anxiété, mais aussi promesse de renaissance et de réinvention, changer d’adresse est synonyme de changement d’identité.
Alors que le nombre de déménagements est en pleine expansion, le philosophe Thibaut Sallenave vient de rééditer l’essai qu’il a consacré à cet événement inévitable de notre vie. Ce jeune penseur, iconoclaste et inclassable, ne ressemble à aucun de ses pairs. Ce philosophe qui ne disserte ni sur Platon ni sur Spinoza jette son dévolu sur des objets, à première vue frivoles et banals, mais en phase avec nos préoccupations les plus intimes et concrètes: la ponctualité, nos façons de parler, ou encore le déménagement dont ce professeur de philosophe en classes préparatoires montre l’impact sur tous les versants de nos vies – vie de couple, premier job, rupture amoureuse, scolarité des enfants, etc.
Les chiffres de déménagements ne cessent d’augmenter. De quoi cette hyper-mobilité est-elle le signe?
Les chiffres de 2023 indiquent en effet que 26% des Français projettent de déménager, deux points de plus qu’en 2022. Le record a été atteint en 2021 (29%) dans le contexte de l’après-Covid. De même, en Belgique, on a noté un record de déménagements hors de Bruxelles en 2021. Près de 45.000 Bruxellois se sont installés ailleurs en Belgique en 2021. Nul doute que les confinements successifs ont poussé les individus à réinterroger le lieu qu’ils habitaient et à chercher de nouveaux équilibres entre vie personnelle et vie professionnelle.
Y a-t-il d’autres explications?
Face aux tensions internationales, à la menace nucléaire, aux difficultés économiques, nous aspirons à trouver un lieu qui nous protège et nous corresponde, dans lequel mettre à distance – avec plus ou moins de succès – un monde extérieur source d’angoisse et de crainte. Enfin, notre époque met aussi en avant l’idéal du changement de vie, du recommencement, de la reconversion professionnelle. Le changement d’adresse en est une expression.
Que révèle cet idéal du changement de notre époque et des individus que nous sommes?
Au fond, ce contexte contemporain ne fait qu’accentuer deux tendances profondes de l’existence que le déménagement associe intimement. D’une part, la quête d’un chez-soi protecteur, qui nous permet de nous approprier un espace afin d’y inscrire notre subjectivité. D’autre part, le désir d’une vie autre, comme remise en jeu de notre existence, exploration des autres potentialités de notre être, et que la quête d’une nouvelle maison ou d’un nouvel appartement nous permet de découvrir.
Selon un sondage d’Opinion Way, une large majorité des personnes qui déménagent se disent traversées par un sentiment d’anxiété…
Le déménagement est en effet vécu comme une source de stress chez 80% des personnes. Cela tient à certaines circonstances: séparation amoureuse, perte d’un emploi. Mais même lorsqu’il relève d’un choix, il suscite de l’inquiétude, pour trois raisons. Nous sommes d’abord liés par des échéances à respecter: avoir quitté notre appartement avant le 1er du mois, laisser les clés aux nouveaux propriétaires. On dit qu’il faut trois mois pour tout préparer; nous n’avons pas toujours ce loisir! Par ailleurs, il faut faire des cartons, disperser cette intériorité très matérielle dans laquelle nous vivons et trouvons nos repères. Nous découvrons alors que le «moi» n’est pas une réalité purement psychique, mais une surface et un volume bien concrets.
‘Le déménagement nous confronte au vertige d’une identité suspendue entre deux lieux.’
Enfin, nous nous heurtons à une angoisse plus profonde: et si nous échouions à trouver nos marques dans notre prochaine demeure? Si notre changement de vie s’avérait être un échec? Le déménagement nous confronte au vertige d’une identité suspendue entre deux lieux, qui découvre à quel point, détachée de son adresse concrète, elle se montre incertaine et fragile.
Par opposition, le déménagement peut-il aussi représenter l’occasion d’un nouveau départ, d’une renaissance?
Oui, et ces moments peuvent être sources d’euphorie, dans une sorte d’allègement de soi. Dans la nuit à l’hôtel qui précède notre emménagement, nous nous retrouvons dans la position du voyageur sans bagages, qui voit s’ouvrir devant lui des chemins nouveaux. Dans les premiers moments où nous nous installons au milieu des cartons, une vie nouvelle commence, ouverte, qui fait l’expérience tangible du possible. Le déménagement est une rupture provisoire, qui rend possible une nouvelle définition de notre identité. Cet entre-deux-lieux est une parenthèse dans laquelle peut se construire de l’inattendu. La pulsion du déménagement est d’ailleurs présente chez de nombreux artistes, comme Beethoven ou Rilke: un nouveau chez-soi permet un renouvellement de l’activité créatrice, après une période d’incertitude ou de tarissement.
Quid de la nostalgie que certains éprouvent longtemps pour leur ancienne résidence?
C’est souvent le cas quand le déménagement est imposé par les circonstances. Pourtant, même lorsqu’il relève d’une décision personnelle, vient toujours le moment où l’on se retourne une dernière fois avant de fermer la porte. La maison vide, l’appartement libéré de ses meubles nous réapparaît comme au premier jour, parfois lointain. Le philosophe Vladimir Jankélévitch expliquait que l’espace est réversible – nous pouvons aller d’un point A à un point B, et revenir du point B au point A – alors que le temps est irréversible. Ainsi naît la nostalgie, c’est-à-dire la douleur de l’impossible retour. Le déménagement nous apprend que l’espace et le temps sont intimement liés, qu’au fond l’espace aussi est irréversible, parce qu’il est indissociable des expériences que nous y avons vécues, et qu’il faut apprendre à laisser derrière soi.
Parfois, le déménagement peut-il être vécu comme un exil ?
En effet, lorsque le déménagement est imposé, quitter sa maison peut apparaître comme une forme d’exil, souvent définitif: il faut laisser derrière soi des souvenirs, des moments heureux, parfois des projets inaccomplis. C’est l’expérience que font les enfants, qui ont rarement leur mot à dire dans la décision parentale – en particulier ceux qui grandissent dans des familles de militaires ou d’expatriés.
‘Ce sentiment de devoir quitter un lieu où l’on ne reviendra pas est la marque de l’irréversibilité de l’espace et du temps.’
Cela entraîne l’obligation de changer d’école, de camarades, et cela nourrit parfois l’impression de n’avoir aucune racine ou appartenance réelle – si ce n’est celle du noyau familial. Reste une différence: l’exilé vit un arrachement tragique imposé par la guerre et les convulsions de l’histoire. Il affronte la dispersion de ses proches, de ses biens, l’obligation de vivre sur une terre étrangère dont il ne parle pas la langue. Dans la plupart des cas, le déménagement revêt une signification bien moins dramatique.
A l’autre extrémité de la vie, cela peut aussi être douloureux…
C’est ce qu’expérimentent les personnes âgées, lorsqu’elles doivent quitter une maison devenue dangereuse – chutes, etc. – pour un appartement sécurisé ou une maison de retraite. Il s’agit alors non pas de changer de vie, mais, souvent hélas, d’entrer dans ce que l’on sait être sans doute la dernière étape de l’existence. Mais dans tous les cas, ce sentiment de devoir quitter un lieu où l’on ne reviendra pas est la marque de l’irréversibilité de l’espace et du temps.
Le déménagement est aussi l’occasion de faire le tri, dans sa garde-robe, dans sa bibliothèque… Comment gérer ces arbitrages?
Garder ou laisser, telle est la question! Qu’emporter dans notre prochain domicile, pour y recomposer notre «soi», que laisser, pour que ne soit pas rendue impossible la transformation qui s’y opèrera? Nous devrions seulement garder ce qui nous laisse libres, ce qui supporte de nous suivre et de se tenir en réserve pour des usages toujours nouveaux. Je pense évidemment et surtout aux livres. Tout le monde sait qu’ils occupent une place considérable et font parfois du déménagement un enfer. Et pourtant cette place, si volumineuse soit-elle, ne mord pas sur notre espace, bien au contraire. Nous habitons aussi dans ces livres qui nous accompagnent, qui nous tendent le miroir de vies qui ressemblent à la nôtre, ou au contraire qui nous ouvrent des possibilités de réinvention. Oui, vous pouvez emporter ce livre lu trois fois, parce que vous le relirez et qu’il est une part de vous. Et vous pouvez aussi emporter cet autre livre, que vous ne lirez peut-être jamais, mais qui reste là, comme une promesse…
Et si l’on emménage ensemble?
Il faut pouvoir abandonner ce qui empêche de faire de la place sur les étagères et dans les placards, en particulier pour l’autre. La personne avec laquelle nous nous installons doit elle aussi inventer sa propre vie, à côté de la nôtre, et si possible associée à la nôtre. De toute façon le tri se fera, souvent de manière involontaire ou inconsciente. En oubliant dans les cartons certains objets, nous découvrons qu’ils sont loin d’être indispensables. Chacun possède au fond de sa cave ou au grenier un carton non ouvert qui date de son dernier déménagement… Et puis il y a ce qui sera perdu, cassé ou détruit, comme si le déménagement était à sa manière un processus d’oubli concret et qui échappe en partie à notre contrôle.
Peut-on distinguer le déménagement choisi du déménagement subi?
En apparence, la différence est claire. La perte d’un emploi, la rupture amoureuse, la nécessité de se rapprocher d’un proche malade ou de scolariser son enfant dans un établissement spécialisé, constituent des déménagements subis.
A l’inverse, emménager avec un conjoint, s’installer dans une ville ou un quartier où nous venons de saisir une opportunité professionnelle, accéder à la propriété ou agrandir la surface de son logement, tout cela relève du déménagement choisi. Ces quatre derniers motifs sont d’ailleurs les plus souvent cités. Mais les choses sont plus complexes.
Tout lieu habité est un compromis que nous passons, entre les contraintes concrètes du logement, et cet emplacement idéal dont nous rêvons tous, et où nous sentons que nous serions pleinement nous-mêmes. Or il peut se produire, avec le temps, que ce compromis se défasse. Nous parlions tout à l’heure des artistes: voilà que leur demeure, jusqu’ici propice à la création, semble brusquement la bloquer ou la stériliser. Même dans nos existences plus ordinaires, nous faisons cette expérience: nous retardons des travaux de peinture, nous renonçons à un agrandissement…
Parfois on déménage sans donner sa nouvelle adresse. De quoi cette envie d’évasion est-elle le signe?
C’est l’un des grands fantasmes de notre époque, où nous nous sentons, à tort ou à raison, toujours susceptibles d’être localisés. Dans certains cas, c’est vital: certains événements traumatisants, lié à un harcèlement scolaire ou des violences familiales, doivent être mis le plus possible à distance.
Partir sans laisser d’adresse est une façon d’opérer cette rupture. Mais nous pouvons aussi aspirer à disparaître de nous-mêmes, à déserter ce cadre social et professionnel où les autres nous assignent une place et un rôle, et que nous ne supportons plus. Partir sans laisser d’adresse, cela permettrait de recommencer sa vie à zéro, en faisant table rase d’un passé qui nous encombre. Pourtant le passé ne peut être effacé, et il ne suffit pas de changer de domicile pour le faire disparaître ou vivre en paix avec lui. Sauf exception, je crois possible de se réinventer soi-même dans une démarche créatrice qui n’est pas synonyme de rejet. Nous ne pouvons pas devenir autres sans nous appuyer sur le lien qui nous relie aux autres. C’est pourquoi nos domiciles devraient toujours rester des espaces de mémoire et d’hospitalité.
Changements d’adresse. Une philosophie du déménagement, par Thibault Sallenave, édition de l’Aube, réédité début 2024, 248 pages.
Bio express Thibaut Sallenave
-Le philosophe français est aujourd’hui âgé de 38 ans.
-Ancien élève de l’Ecole normale supérieure et docteur en philosophie, il enseigne à Versailles en classes préparatoires aux grandes écoles.
-Il a publié en 2019 La parole
impropre qui a reçu le prix de la fondation Chaïm Perelman de l’Université libre de Bruxelles.
-Dans Petit traité de la ponctualité publié cette année, il interroge, dans un monde hanté par l’accélération et la crise écologique, la possibilité d’une autre relation au temps, fondée sur la justesse plutôt que l’exactitude.
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