Lisette Lombé

En cas de doutes, chercher la Grande Ourse

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Gare de Bruxelles-Midi. J’observe cette femme qui donne un coup de pied de dépit dans la porte du train. Sur le panneau au-dessus d’elle, il est écrit «embarquement terminé». Cela s’est joué à quelques secondes pour qu’elle soit également du voyage. Je comprends son agacement. J’ai moi-même failli louper mon train à Paris et je ne dois ma présence dans celui-ci qu’à une course folle entre la sortie du métro numéro quatre et le quai numéro huit, suivie d’un saut de cabri, juste avant la fermeture des portes. Merci à cette petite pointe de vitesse rescapée des années d’athlétisme de l’adolescence! Poumons en feu mais organisation familiale d’après journée de travail qui ne va pas s’effondrer comme un jeu de dominos. Je peux reprendre mon souffle.

‘Retenir la gentillesse, l’attention à l’autre, le détail lumineux.’

Je souhaite à cette femme, en nage et en rage, de retrouver le chemin du calme. Ces derniers mois m’auront appris à accepter qu’il est inutile de s’énerver contre des choses sur lesquelles nous n’avons aucune prise. Colère vaine. Cortisol à gogo pour le ruisseau. Apprentissage aux forceps, apprentissage à force de répétitions de situations qui entament l’estime et l’intégrité psychique. Il y a des cœurs qui ne se déverrouilleront jamais de leur vivant. Il y a des dialogues de sourds qui ne trouveront aucune issue logique. Il y a des portes qui resteront closes malgré tous les efforts. Comprendre que l’évitement ou l’acceptation peuvent aussi faire partie des techniques saines de survie n’est pas une forme de renonciation à ses valeurs. Que du contraire.

Il y a quelques semaines, dans un autre train, une jeune femme avait dit à son amie, entre deux bouchées de couscous perlé, cette phrase remuante de vérité: «Maintenant, on n’est plus obligées de se farcir l’oncle facho au repas de Noël et on n’est même plus obligées de se farcir le repas de Noël tout court.» J’avais noté cette phrase comme une invitation lancée par une génération plus attentive à ses besoins qu’avait pu l’être la mienne. L’autre jeune femme avait renchéri avec l’exemple des enfants que les parents obligeaient à faire la bise à des adultes de la famille alors que ces enfants ne voulaient pas embrasser ceux-ci. J’avais repensé aux joues rugueuses, aux poils de moustaches, aux petits dégoûts qu’il faut surpasser et aux appréhensions qualifiées d’impolitesse. Nouvelles éducations. Ecoute. Care. Consentement. Intelligence émotionnelle. Autorisation du non, du pas d’accord. Mutations subtiles, par les voies du tendre.

Aujourd’hui, dans ce train vers Liège, vers mon nid, j’écris cette dernière chronique de la saison, avant les vacances d’été. Je me dis que le temps a filé. Je me dis ça depuis que je suis entrée dans l’âge de la maternité mais j’ai l’impression que cette année, encore plus que les autres, la course a été permanente. Une manière de ralentir avec humilité reste, pour moi, de fixer les paroles des personnes que je croise.

Aujourd’hui, retenir le message décalé de ce chauffeur dans la rame de métro. Il nous a dit: «Vous voyagez, vous êtes vivants.» Je n’avais jamais entendu un tel message dans le métro. Aujourd’hui, retenir les conseils de cette danseuse de hip-hop, s’étirant dans son training bleu électrique devant la Bibliothèque nationale de Paris. Retenir les paroles de cette éditrice qui me rappelle de me concentrer sur la qualité de ma plume, de faire confiance à mon lectorat et de ne pas accepter la mise en concurrence avec une autre autrice, au roman abordant un sujet semblable au mien. Retenir ces psaumes, envoyés par une amie, qui sait que je les lis comme une poésie ancestrale, comme un questionnement existentiel commun aux Hommes de tous temps, de tous lieux. Retenir la gentillesse, l’attention à l’autre, le détail lumineux. Grande famille des Bisounours.

Avant de breaker, de jumper dans le repos bien mérité, je voudrais encore dire à cette enseignante, croisée sur le pont Maghin, que l’impunité n’est pas une citadelle imprenable et que la justesse peut quand même survivre à l’absence de justice. Il faut encore et toujours espérer. Et dire aussi, à une libraire en particulier, qu’un accueil en or est déjà une manière d’entrer en résistance. Et dire soleil. Et dire merci.

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