Pourquoi de plus en plus de personnes préfèrent passer Noël entre amis?
Fête de famille par excellence, la Noël est pourtant toujours plus associée à l’amitié, et aux célébrations qui complètent, voire même remplacent, le traditionnel réveillon familial par des copinades. Un changement pas si anodin, qui en dit long sur notre société.
Qu’on la célèbre ou non, la Noël est immédiatement associée à un imaginaire détaillé. Le sapin dont les branches ploient sous les décorations chatoyantes. La peau à la luisance affriolante d’une viande rôtie des heures durant. La brillance bigarrée de cadeaux dont les paquets n’attendent que d’être joyeusement déballés. Trait d’union entre toutes ces vignettes, qui en viendraient presque à supplanter une certaine mangeoire de Bethléem dans les esprits: la famille.
Car qui sert le festin, décore le sapin et tend les cadeaux choisis avec amour si pas les membres de celle-ci? Fête de famille par excellence, la Noël est tellement associée à cette dernière qu’à l’hiver 2020, la chaîne de supermarchés allemande Edeka a fait pleurer le pays tout entier en diffusant une publicité saisonnière mettant en scène les tribulations d’un grand-père esseulé. Quatre ans plus tôt, c’était un autre aïeul, polonais cette fois, qui tirait des larmes aux internautes en apprenant l’anglais en vue de sa première rencontre avec sa petite-fille, dans un spot pour le site d’enchères en ligne Allegro. Deux exemples parmi tant d’autres qui perpétuent une croyance bien plus pérenne que celle dans les racines chrétiennes de la fête: la Noël est l’occasion de se retrouver en famille, et pour celles et ceux qui n’ont pas la chance de pouvoir ou vouloir réunir celle-ci, elle a forcément quelque chose de tragique.
En théorie, du moins, car en pratique, n’en déplaise aux convertis et autres agences de marketing, toujours plus de gens, qu’ils associent le 24 décembre à une fête religieuse ou à une célébration païenne, choisissent de marquer l’occasion entourés de leurs amis plutôt que de personnes dont ils partagent une partie du patrimoine génétique. Ou bien de varier les plaisirs (et multiplier les engagements) en prévoyant, en parallèle des diverses célébrations avec parents plus ou moins proches, des Noëls entre amis qui font fi de la date officielle mais certainement pas de l’ambiance de partage qui y est associée. Un phénomène qui, s’il gagne en visibilité ces dernières années, ne date toutefois pas d’hier, et incarnerait même l’essence de cette fête selon les experts.
La famille qu’on choisit
Autrice de plusieurs ouvrages dédiés à l’étude des relations amicales, la sociologue new-yorkaise Jan Yager a dédié sa carrière à ce sujet aussi riche que complexe, et notait il y a trente ans déjà l’apparition de ce changement sociétal en Occident. Des Friendshifts, ou «repositionnements amicaux» s’il fallait traduire littéralement le titre du livre qu’elle y a consacré, qui ont vu les amis acquérir progressivement une place aussi importante dans le classement des relations que la sacrosainte famille, longtemps érigée en première position et perçue comme supérieure aux autres liens sociaux.
Au cœur de ce changement? Ceux qui se jouent dans la société, dont la composition actuelle remet en question l’approche parfois dogmatique des liens familiaux. «Aux Etats-Unis, par exemple, pour la première fois depuis que l’on enregistre les données démographiques de la population, les célibataires sont plus nombreux que les personnes mariées ces dernières années. Avec l’allongement de l’espérance de vie et la probabilité que l’un des partenaires se retrouve seul, par divorce, choix ou veuvage, l’amitié devient aussi plus importante, et ce dans tous les pays, explique le Dr Yager. De même, avec la mobilité accrue des familles, il est essentiel d’avoir des amis à proximité avec lesquels vous pouvez célébrer la Noël si vos parents se trouvent à des centaines, voire des milliers de kilomètres de vous. Les amis sont toujours là si vous ressentez le besoin de lien humain. Et si vous arrivez dans une communauté, vous pouvez vous faire de nouvelles connaissances qui finiront par être comme une famille pour vous avec le temps.»
Avec une différence de taille, particulièrement au moment des fêtes de fin d’année: si les amis sont «la famille qu’on se choisit», ces liens sont toutefois affranchis de toute une série de problématiques inhérentes aux liens biologiques.
Plus de joie, moins de peines
La Noël, les cadeaux, la dinde, le sapin… Mais aussi toute une série de facteurs de stress, de l’oncle Roro, «qui raconte n’importe quoi après quelques verres», à cousin Machin et cousine Machine qui se battent le froid depuis des années sans qu’on ne sache plus trop pourquoi, auxquels il faut ajouter les petites piques et autres non-dits qui ont le don de «pimenter» chaque réunion de famille. Lesquelles, aussi joyeuses et rassérénantes qu’elles puissent être, peuvent aussi être source de contrariétés et d’angoisse.
«En famille, on fait bonne figure et on va le plus souvent taire ce qui nous fait souffrir. Tout cela n’existe pas en amitié.»Saverio Tomasella , psychanalyste
Psychanalyste et auteur d’une série de livres, dont Ces amitiés qui nous transforment, Saverio Tomasella pointe ainsi que «souvent, lors des fêtes de fin d’année, nous autres cliniciens constatons énormément de disputes, comme si tous les problèmes de fond ressortaient à cette période. Alors qu’avec les amis, c’est beaucoup plus tranquille et dépassionné. Dans les familles, il y a souvent beaucoup d’arriéré et de passif, qui datent de la naissance voire même avant, et qu’il est difficile d’aborder car un enfant n’est pas sur un pied d’égalité avec ses parents ni même avec ses frères et sœurs aînés. A l’inverse, les amis, eux, sont choisis, et quand quelque chose ne va pas, on a tendance à en parler d’emblée, ce qui fait qu’il y a moins d’accumulation de non-dits explosifs dans les relations amicales. En famille, on fait bonne figure et on va le plus souvent taire ce qui nous fait souffrir, jusqu’à ce que certaines situations a priori anodines réveillent les blessures anciennes. Tout cela n’existe pas en amitié». Plus que le lot de consolation auquel on voudrait la réduire, la Noël entre amis serait donc la garantie de passer un réveillon d’Epinal, dont la joie n’est entachée par aucun éclat de voix?
Mieux connue des lecteurs de ce magazine pour son approche exigeante du design, notre journaliste Amélie Rombauts s’intéressait il y a quelques années de ça à la notion de Framily, la «famille d’amis», à laquelle elle consacrait avec Filip Lemaitre, du bureau de tendances Trendwolves, une étude publiée chez Lannoo. Et de pointer que la Gen Y est particulièrement adepte de la constitution de «framilies», c’est-à-dire des réseaux hybrides tissés de liens du sang et d’amitié, qui remplacent la traditionnelle famille nucléaire. Pourquoi cette approche, bien moins présente selon eux chez les générations précédentes? Il en irait de l’essence même de l’être humain, et de son besoin d’appartenance à un groupe au sein duquel il se sent protégé. Avec les changements démographiques et la baisse de la natalité, progressivement, le «groupe familial» se rétrécit, ce qui incite à l’agrandir en nouant des relations très fortes avec ses amis. Et de citer Francis Bacon qui, au XVIIe siècle déjà, assurait que l’amitié «double les joies et réduit de moitié les peines», à la vie comme à la fête.
Valeur refuge
«Dans un groupe d’amis, les relations ont souvent été construites une à une, alors qu’en famille, tout est imposé, que ce soit les relations avec les parents, les cousins ou la fratrie. Ces masses ne permettent pas d’évoluer dans la nuance, là où l’amitié permet de s’ajuster au cas par cas en fonction de chaque personne», souligne Saverio Tomasella. Pour qui, même si l’introduction de célébrations amicales dans l’agenda déjà bien (trop?) chargé de décembre peut sembler être une forme de surcharge, «paradoxalement, ça allège». D’autant que «quand on a vraiment envie de faire quelque chose, l’organisation fait partie du plaisir de la fête», affirme encore celui qui se réjouit de la remise en cause de l’institution de Noël, vue par toujours plus «de jeunes et moins jeunes comme un moment de retrouvailles agréables, que ce soit en famille ou entre amis ou bien les deux».
Un changement de paradigme que le psychanalyste français considère comme un «juste retour des choses. L’amitié a trop longtemps été négligée, et on se rend enfin compte aujourd’hui de son importance dans notre bonheur et notre équilibre. La société occidentale contemporaine assiste à un déclin de la famille et du couple, ce qui fait que les relations amicales assument progressivement leur rôle de «valeur refuge». Même s’il peut y avoir des difficultés, il n’y a pas de divorce dans l’amitié, et ces relations durent finalement beaucoup plus longtemps que les relations amoureuses pour certaines personnes».
«Que ce soit avec la famille, les amis ou une combinaison des deux, ce qui compte, c’est d’être en contact avec les autres.» Jan Yager, sociologue
Et c’est ainsi que progressivement, les amis ont gagné leur place autour du sapin. Fille unique de parents avec lesquels elle ne partage, de son propre aveu, «que quelques gènes», Justine, la trentaine, a décidé il y a quelques années d’organiser un réveillon des copains, après une énième Noël tournée en eau de boudin. Et si ce choix continue de faire grincer des dents (et de susciter un chorus parental de «tu es sûre que tu ne veux pas la passer avec nous cette fois?») chaque année, la jeune femme ne regrette rien… Sauf de ne pas avoir pris cette décision plus tôt. «Depuis que j’ai choisi de rassembler autour de moi des personnes avec qui j’ai une relation volontaire, basée sur le respect plutôt que sur un quelconque héritage familial, je retrouve la joie et l’attente fébrile de la Noël, comme quand j’étais enfant.» Même son de cloche du côté de Nathan, qui voit sa tribu le 25, mais passe le 24 entre potes – «une soirée pleine de joie et de tendresse» – tandis que Suzanne, elle, s’apprête à sauter le cap cette année et s’en réjouit, même si elle ressent aussi la culpabilité inhérente à ce pas de côté.
Le plus beau cadeau?
Et pourtant, rappelle Jan Yager, «les amis sont aussi importants que les parents, les enfants, les frères et sœurs ou votre relation amoureuse, les trois groupes que nous appelons en sociologie des groupes primaires. Si vous n’avez pas de relation amoureuse, vos amis seront d’autant plus importants pour votre bien-être, tout comme si vous ne vous entendez pas bien avec votre famille, les amis auront aussi beaucoup plus d’importance». Et de préciser que «tout le monde a besoin d’éviter de se sentir isolé. Que ce soit avec la famille, les amis ou une combinaison des deux, ce qui compte, c’est d’être en contact avec les autres. Si une famille traverse une période difficile, il est essentiel de travailler à des formes de résolution, mais les fêtes ne sont pas la période idéale pour ça. Il peut alors être préférable de se réunir entre amis plutôt que de s’isoler et de passer une Noël misérable». Même si, dans la mesure du possible, «il est important de tenter de résoudre les conflits qui ont pu pousser à éviter de retrouver sa famille durant les fêtes». Sans pour autant toutefois se laisser plomber par l’impression qu’on vit une Noël qui a moins de sens si on ne la passe «que» avec ses amis.
«Les amis sont la famille de cœur, celle qu’on choisit, et donc la seule qui ait véritablement du sens du point de vue de notre libre-arbitre. Elle est donc extrêmement importante», (r)assure Saverio Tomasella. Qui note que «notre société est devenue extêmement violente et chaotique», et que dans ce contexte anxiogène, «il est tout à fait normal de se concentrer sur ce qui va bien et qui nous enthousiasme, notamment nos amitiés». Avec, en guise de conclusion, un point de vue qui sonne comme une bonne résolution.
«Il n’y a aucune raison de hiérarchiser les relations, mais si on tient absolument à le faire, alors ce sont nos amis qui méritent la première place, car ils sont là tout le temps, dans les coups durs comme dans les moments heureux, avec souvent moins de crises que dans les relations amoureuses ou familiales. La première chose qu’on a intérêt à faire pour aller bien, c’est de cultiver nos amitiés, car de nombreuses études montrent que les personnes en meilleure santé sont celles qui ont les amitiés les plus solides.»
Et ça commence le 24 décembre. «Une fête entre amis est la garantie d’une Noël bien vécue, affirme encore le psychanalyste. On peut organiser une fête de famille à n’importe quel moment de l’année, alors pourquoi est-ce que cette fête de la chaleur et de la convivialité en plein cœur de l’hiver ne pourrait pas être la fête des amis? Nos amis nous aident à être pleinement nous-mêmes, et leur présence garantit de passer un moment de simplicité et de joie, libéré de toute pesanteur générationnelle.» Quitte à passer pour le Grinch de la famille? Choisir d’inclure ses amis dans la célébration du réveillon n’implique pas forcément de renoncer à la présence de ses proches, si on applique le concept de framily théorisé par Amélie Rombauts et Filip Lemaitre. Ce qui compte, au fond, c’est d’être en présence des gens qu’on aime. Et qu’il y ait un nombre suffisant de pommes duchesse par personne, sinon c’est une Noël gâchée assurée…
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