Le féminicide, toute une histoire: »il est temps de sortir de la préhistoire patriarcale de l’humanité
De la Préhistoire aux foeticides en Asie aujourd’hui, en passant par les chasses aux « sorcières » en Europe, l’historienne française Christelle Taraud retrace l’histoire des féminicides sur les cinq continents et cherche l’origine du mal, dans un livre-somme, Féminicides, une histoire mondiale.
Spécialiste des questions de genre en contexte colonial, Christelle Taraud, qui enseigne dans les programmes parisiens de Columbia et New York University, a réuni une centaine d’auteurs -chercheurs, journalistes, militants- pour cet ouvrage collectif qui paraît jeudi.
Vous évoquez un « continuum féminicidaire ». Qu’entendez-vous par là?
Pour comprendre les meurtres individuels, on doit comprendre ce qui produit cette violence et l’autorise. Le féminicide n’est pas seulement un crime individuel, c’est un crime collectif, pas seulement le crime d’un homme, mais celui d’un Etat. Partout où il y a des flambées de féminicides, il y a des politiques étatiques qui couvrent les violences faites aux femmes. Ce que l’ouvrage tente d’expliquer, le « continuum féminicidaire », c’est comment on construit un meurtrier, comment on construit une victime.
Quelles formes revêt-il?
Cela va de choses qui nous paraissent naturelles et indiscutées, comme les diktats des normes de beauté, jusqu’aux assassinats. Entre les deux, il y a le harcèlement, les violences sexuelles, l’inceste, la pédocriminalité, la prostitution forcée, les stérilisations forcées, les foeticides genrés…
Le continuum féminicidaire, cela va du plus banal au plus brutal, et du plus physique au plus symbolique. Par exemple la langue: nous parlons dans une langue qui nous humilie, où l’on apprend aux petites filles, sous forme de règle grammaticale indépassable, que « le masculin l’emporte toujours sur le féminin ».
L’ouvrage a aussi pour objectif de revoir notre patrimoine commun, à l’aune de ce thème: il est rare qu’on mette ainsi en avant que Les Mille et Une Nuits commencent par un féminicide de masse.
Vous faites référence à des exemples allant de la Préhistoire à l’époque actuelle, sur les cinq continents.
Un livre qui fait la synthèse de tout cela depuis la Préhistoire à nos jours, avec cette dimension d’histoire mondiale, c’est une première pour un ouvrage de sciences humaines. Ça ne s’est fait nulle part, jamais.
Parmi les exemples historiques, vous évoquez les chasses aux « sorcières », qualifiées de « gynécide ».
En Europe, de la fin du XVIe siècle au début du XVIIIe, entre 200.000 à 500.000 femmes -peut-être plusieurs millions selon certaines historiennes- ont été tuées dans ces chasses aux « sorcières ».
Ce sexocide, gynécide ou génocide, selon les termes employés par les historiennes, a été d’une violence inouïe. Toutes ont été violemment torturées, pour provoquer l’effroi. C’est un régime de terreur qui a domestiqué les femmes. Au début du XVIIIe, on n’a plus besoin de brûler, pendre, écarteler des femmes car la leçon a été apprise: pour survivre, il leur fallait ployer l’échine.
Avez-vous fait appel à des hommes pour travailler sur ce livre ?
Oui, plein. Certes, la recherche dans ce domaine est très majoritairement féminine. Mais beaucoup d’hommes jugent le traitement fait aux femmes inique. Un certain nombre ont envie d’être des hommes différemment. Ils ont compris que la réflexion que l’on mène vise à vivre dans une société plus juste et égalitaire, plus juste pour eux aussi, leur permettant de vivre autre chose.
Qu’attendez vous de la publication de ce livre?
Les sciences humaines ont vocation à expliquer le monde mais aussi à le transformer. Il est temps de sortir de la préhistoire patriarcale de l’humanité. Il y a urgence: à l’échelle planétaire, pour la première fois dans l’histoire, le nombre d’hommes et de femmes n’est plus équilibré. A cause des fœticides de masse, en particulier en Asie, il manque 200 millions de filles. Avec des effets collatéraux délétères: mariages précoces et forcés, polyandrie forcée, prostitution forcée, esclavage sexuel.
Féminicides, Une histoire mondiale, de Christelle Taraud, septembre 2022, éditions de La Découverte
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