Femmes philosophes: portraits de quatre penseuses qui révolutionnent le genre

© SDP

En podcasts, sur Insta ou au bord d’un tapis de yoga, la philosophie se redéfinit, davantage ancrée dans le réel. Aux commandes de ce renouveau, des femmes qui changent les règles d’un jeu qui les avaient laissées jusqu’ici sur le carreau.

Dans sa Jeune femme et la mer, une BD des éditions Dargaud qui a marqué la fin de 2021 , Catherine Meurisse explore une étrangeté teintée de familiarité qui n’est pas sans rappeler les impressions de Lévi-Strauss. Elle livre un conte philosophique empreint de nature, de contours flous, de vagues et d’une manière différente de cohabiter sur terre. Cette bande dessinée a peut-être été déballée au coin du sapin par des mains qui n’avaient jamais tourné les pages d’un ouvrage de philosophie. Elle avait éventuellement été offerte par une nièce qui, tous les matins, consulte sur son fil Insta la nouvelle réflexion livrée par Marie Robert (@philosophyissexy) ou par un frère qui écoute attentivement les chroniques de Pascale Seys sur La Première dans sa voiture. Car aujourd’hui, partout où l’oeil – et l’oreille – se porte, rayons d’albums pour enfants compris, la philosophie s’invite, comblant nos existences en flottement.

Bien sûr la « philo pour tous » n’est pas née hier. Les Matins philo (lesmatinsphi.be) du Théâtre du Vaudeville, à Bruxelles, ont fêté leur 10 ans en novembre dernier et proposent désormais des sessions à distance ou « en replay ». Et le best-seller de Jostein Gaarder, Le monde de Sophie, continue, depuis trente ans, à éclairer les plus grands systèmes philosophiques avec pédagogie et clarté. Pourtant, si rien n’est totalement nouveau, ce qui se passe aujourd’hui est légèrement différent. Contexte, codes de transmission, volonté du messager et disponibilité du récepteur ont changé, créant un terrain fertile à une philo du quotidien. Dans ce mouvement, de nombreuses femmes jouent les premiers rôles, et examinent en profondeur un secteur misogyne autant dans ses textes de références que dans ses institutions. Car les hommes avaient fait de ce domaine un territoire réservé aux esthètes: intimidant, ultracodifié, arrogant. Les femmes, elles, rappellent à quel point cette discipline est vivante et nourrie du présent. Pendant que les guerres de clochers animent la microsphère universitaire, elles font le choix de l’accessibilité et torpillent les barrières de la langue quand c’est nécessaire. Histoire que l’accès à la pensée complexe ne soit plus un privilège de classe, de sexe ou même d’âge. Elles explorent des terrains médiatiques et populaires pour aller à la rencontre d’un nouveau public. La vulgarisation devient pour elles une aubaine, une invitation à poursuivre le voyage dans les tréfonds des textes les plus exigeants. Sans pression. Au coeur d’un monde en crise qui s’interroge de plus en plus sur la pertinence des injonctions volontaristes du développement personnel, elles éclairent un nouveau chemin. En choisissant parfois la voie du contenu éclair (Instagram, chronique…) qui s’ancre facilement dans nos vies survoltées, elles plantent toutefois la graine du retour au temps long, idéal pour panser et (re)penser notre société. Voici quatre de ces philosophes nouvelle génération, à suivre sans modération.

Johanna Hawken

Autrice de La philo pour enfants expliquée aux adultes, au Temps Présent.

Johanna Hawken a créé la Maison de la Philo à Romainville, en banlieue parisienne. Lors d’ateliers hebdomadaires, de stages ou d’interventions dans les écoles, elle accompagne avec son équipe des enfants sur les chemins de la philosophie.

Femmes philosophes: portraits de quatre penseuses qui révolutionnent le genre
© SDP

« Pour moi tous les enfants ont besoin de philosopher. C’est paradoxal, on est dans une société où nous valorisons l’enfant, mais on sous-estime son univers intérieur, ses questions existentielles. La philo c’est aussi la joie, le bonheur, mais je pense que l’enfant ressent des choses complexes, dans une époque complexe. Nous sommes face à des jeunes qui ont besoin d’espace pour s’exprimer par rapport à ce qu’ils voient autour d’eux. J’ai été formée dans le mythe de l’enseignant en philosophie et son cours magistral. Il y a donc eu un temps d’adaptation, j’ai appris à ne pas vouloir les amener vers les idées que j’avais en tête. Les ateliers philo sont une sorte de contre-pouvoir dans notre société qui va très vite. Un moment hors du monde où on n’est plus dans la rapidité ou la performance. Je ne transmets pas un savoir. La base de la pratique philosophique avec les enfants est d’essayer de créer des dialogues à partir de questions qui sont importantes dans leur vie, les amener à développer des idées. Ils découvrent que des questions complexes méritent d’avoir des réponses complexes. Mais il ne faut pas croire qu’on leur apprend une sorte de relativisme où tout se vaut, où au nom de la liberté de penser on a le droit de dire ce qu’on veut sans hiérarchiser les arguments. On leur apprend à écouter, chercher le sens et la fécondité dans les idées des autres. »

Anne Bouillon

Son livre Gymnosophie, une pratique du yoga et de la philosophie a été publié à l’automne dernier par Almora.

Ancienne gymnaste et professeure de philo, Anne Bouillon remet sur le devant de la scène la gymnosophie antique. Dans son approche, postures de yoga et systèmes de pensée s’entrecroisent, Occident et Orient se rencontrent.

Femmes philosophes: portraits de quatre penseuses qui révolutionnent le genre
© SDP

« Je fais la même chose qu’avant, mais ailleurs. On parle parfois de ce qui se passe au niveau intellectuel ou de l’esprit, comme si c’était quelque part dans les nuages, détaché du corps. En réalité, ce ne sont que différents niveaux de corps que l’on essaie de faire vibrer. La pensée fait corps avec soi, c’est un retour vers soi, à l’intérieur. La gymnosophie remonte aux yogis, aux sages de l’Antiquité qui pratiquaient nus – principalement parce qu’il faisait chaud mais aussi pour se retrouver nu face à la vérité. Ce n’est pas nouveau, je pense d’ailleurs qu’avec quelques textes de l’Antiquité, on peut apporter des réponses aux questions du moment. En méditation, on guette et on regarde le vide entre deux affects. C’est également dans cette pure conscience que s’inscrit la philosophie. Le yoga comme la philosophie demandent une discipline, une acceptation de ne rien comprendre. Le yoga commence quand on n’est plus sur le tapis de yoga. La philosophie commence dans toutes ces choses que l’on ne comprend pas en les lisant mais qui sont là, dehors, dans le monde extérieur. Il est important d’accepter la déception de ne rien comprendre. C’est normal quand l’on débute, il faut laisser vivre les idées. C’est comme les postures de yoga, on n’y arrive pas du premier coup, et si on croit y arriver c’est encore pire. Ce n’est pas compatible avec la recherche d’immédiateté de notre société, avec l’efficacité instagrammable. Je ne suis pas non plus en accord avec les injonctions du yoga qui poussent à devenir de grands ascètes. Pour comprendre les énergies, il y a cette notion que j’ai trouvée chez Deleuze, qui vient de sa lecture de Nietzsche et donc de l’Antiquité grecque: faire couler un peu de sang de Dionysos dans les veines organiques d’Apollon. Pour moi le yoga, c’est exactement ça. Ce n’est pas plan-plan, il y a beaucoup de folie là-dedans, d’intensité, d’énergie. »

Pascale Seys

Retrouvez Pascale Seys dans Les mythes de l’actu en podcast et capsules vidéo sur rtbf.be/musiq3.

De son livre P’tit shoot de philo à l’abécédaire de la pensée complexe dans les pages de L’Echo, la Belge Pascale Seys porte depuis des années les mots des sages aux oreilles de tous, même des plus pressés. Elle vient de publier Connais-toi! Toi-même! (Editions Racine).

Femmes philosophes: portraits de quatre penseuses qui révolutionnent le genre
© MARTIN GODFROID

« J’ai une fascination pour les voix. Les voix de ces auteurs morts, les mots sur une page écrits par des gens qu’on ne voit pas, qui n’ont pas de corps, mais qui parlent à travers un média, je trouve que ça a quelque chose de totalement magique. On peut rendre les choses très présentes par la voix. Notre monde souffre d’un problème de temporalité, le format court des chroniques permet de trouver un accord avec les urgences pratiques et une sorte de bulle pour penser, le temps d’une chanson. Les voix des philosophes de la Grèce antique se sont élevées parce que la cité athénienne était en crise. On est aujourd’hui au centre d’une crise avec des questions autour de la démocratie, du rôle des experts, de la déconnexion entre ceux qui nous gouvernent et les électeurs… On voit que la société est polarisée comme jamais et la philosophie au sens large, c’est-à-dire toutes les disciplines qui questionnent (le roman, la musique, les arts), nous rappelle à une autre destinée, plus grande. Plus que jamais, le destin commun doit être porté individuellement. La philosophie permet de fabriquer un monde où la vie commune est possible. Comme le dit Camus, notre génération n’est probablement pas vouée à refaire le monde mais à empêcher qu’il ne se défasse. Connais-toi! Toi-même!, avec sa graphie modifiée, est un contrepoint à toutes les injonctions du développement personnel et de son bonheur obligé qui ne font de mon point de vue que le jeu du grand capitalisme. Il faut être performant pour être plus productif. On manque alors cette dimension totalement désintéressée des savoirs pour eux-mêmes, c’est-à-dire l’affrontement avec la grande énigme de l’existence. La philosophie ne donne pas de mode d’emploi. C’est ce qui est fort, elle n’est pas prescriptive. Ça veut dire qu’elle laisse la possibilité d’explorer. »

Marie Robert

La suite du Voyage de Pénélope (désormais disponible chez J’ai Lu) est sortie cet automne chez Flammarion et s’intitule Les chemins du possible.

Via son compte Instagram @philosophyissexy (110K abonnés), son podcast éponyme et ses romans, cette Française explore différents formats, histoire de faire s’épanouir une philosophie la plus inclusive possible, « les mains dans le cambouis du réel ».

Femmes philosophes: portraits de quatre penseuses qui révolutionnent le genre
© PASCAL ITO @FLAMMARION

« J’ai ressenti l’urgence de rendre cette matière vivante. J’ai adoré mes études de philo, mais même si c’était très stimulant, j’ai été troublée par l’élitisme de la discipline, son côté poussiéreux, bourgeois et soyons honnête… très masculin! Je ne comprenais pas comment on pouvait enfermer une matière aussi passionnante dans une tour d’ivoire. Il fallait lui trouver d’autres supports. Je ne propose pas de remplacer Kant pas une chaîne YouTube, je dis simplement que cette chaîne pourrait amener des gens à oser ouvrir Critique de la raison pure. Beaucoup d’hommes se sont imposés comme des figures d’autorité et de raison. Et pour s’imposer, souvent, il faut se mettre au-dessus des autres. Donc se mettre au-dessus des femmes. C’est en train de changer mais il faut faire attention à ne pas limiter ces dernières à la philosophie du genre ou la philosophie féministe. Les femmes dans l’histoire de la philosophie ont souvent exploré des formes hybrides. On a longtemps considéré que Simone de Beauvoir ne faisait pas complètement de la philo, mais plutôt de l’autobiographie. Christine de Pizan proposait aussi une forme particulière. Je pense qu’il y a une autre manière de faire de la philosophie qu’on n’a pas encore examinée et qui ne passe pas par l’élaboration de systèmes. Les femmes philosophes passent davantage d’un sujet à l’autre, elles ont moins besoin de nomination, moins besoin d’être dans un rôle. Je pense à Claire Marin et son livre bouleversant sur la rupture ou à Mona Chollet qui touche un public large parce qu’au fond elle s’inclut dans la réflexion. Avec les femmes, il n’y a pas ce détachement, ce piédestal typique aux hommes. Elles ont une facilité à être ancrées. Mais la pensée appartient à tout le monde, ça va bien au-delà de la question des femmes. Il y a aussi le sujet essentiel de classe sociale. Notre histoire de la pensée est faite par le seul et même regard d’homme occidental ; c’est quand même très limité!

« 

À lire

  • Le grand cours de philosophie, collectif, Hachette pratique.

Cet ouvrage auquel ont collaboré Anne Bouillon et Johanna Hawken aborde 52 sujets, comme une invitation à une plongée hebdomadaire aux côtés de penseurs et penseuses, de l'Antiquité à nos jours. Les auteurs sont podcasteuse, professeur en centre pénitentiaire, fan de pop culture et surtout déterminés à rappeler par l'exemple à quel point la philosophie résonne avec nos préoccupations du moment.
Cet ouvrage auquel ont collaboré Anne Bouillon et Johanna Hawken aborde 52 sujets, comme une invitation à une plongée hebdomadaire aux côtés de penseurs et penseuses, de l’Antiquité à nos jours. Les auteurs sont podcasteuse, professeur en centre pénitentiaire, fan de pop culture et surtout déterminés à rappeler par l’exemple à quel point la philosophie résonne avec nos préoccupations du moment.

  • La jeune femme et la mer, par Catherine Meurisse, Dargaud.

Un conte initiatique, en BD, inspiré des séjours de l'autrice au Japon, et qui questionne la place de l'Homme face à la nature.
Un conte initiatique, en BD, inspiré des séjours de l’autrice au Japon, et qui questionne la place de l’Homme face à la nature.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content