À la rencontre de la Génération pognon, ces jeunes pour qui « être riche » est le principal objectif de vie
La relève ne rêverait plus d’un métier en particulier mais plutôt d’un train de vie, dont la promesse de l’obtention détermine chaque choix posé en amont. Etre riche, l’objectif ultime de la Gen Z et de la génération Alpha ? On a voulu comprendre pourquoi l’argent compte tant pour les natifs de l’ère numérique.
« Moi, quand je serai grand, je serai riche. » Mines gênées des parents, qui s’attendaient probablement à une proclamation adorable du type « astronaute » ou « ballerine », et sont confrontés au rêve nettement plus prosaïque et, pour autant, pas plus facile à atteindre, de leur enfant. Seule consolation : Junior n’est plus l’exception mais bien la norme au sein de générations (Z et Alpha, nées à partir de 1997) où l’argent compte peut-être plus que jamais.
Ou plutôt, de manière plus décomplexée : fini de prétendre choisir telle ou telle carrière extrêmement lucrative pour le challenge intellectuel ou le défi humain qu’elle représente. Désormais, on s’inscrit à Solvay ou en médecine parce qu’on veut avoir un salaire confortable, et encore, l’obtention d’un diplôme serait presque un manque d’ambition pour des jeunes qui se rêvent « TikTokeurs » avec le garage rempli de bolides et le train de vie vrombissant qui va avec.
Prof en humanités, où elle donne cours aux élèves de la 1e à la 4e secondaire, Emilia est aux premières loges pour assister à un phénomène qui « vaut pour 90 % » de ses élèves. Lesquels « ne croient pas que l’école leur donne les clés de la réussite actuelle, surtout celle qui permet de gagner beaucoup d’argent. Ils se rendent bien compte qu’elle ne les forme pas aux métiers qui seront porteurs demain, mais aussi qu’elle perpétue une série de mécanismes de reproduction sociale. Ils pensent donc qu’il leur faut percer, se différencier, et la richesse leur donne l’impression d’ouvrir toutes les portes, bien plus que n’importe quelle formation ».
C’est ainsi que l’ado de Roxane, du haut de ses 15 ans, est déjà bien déterminé à « être riche », mais ainsi que le confie sa maman, « il ne compte pas étudier pour y arriver. Il y a trois ans, il voulait devenir Youtubeur, maintenant, il hésite, mais il sait qu’il veut gagner beaucoup d’argent ». Et tant pis si ses parents s’échinent à lui faire comprendre qu’il s’agit là d’un objectif « complètement à côté de la plaque », et qu’aimer ce qu’on fait compte autant si pas plus que le salaire obtenu ce faisant.
Un rapport décomplexé à l’argent
Si la volonté d’arriver à un certain confort de vie, si possible en ne se tuant pas à la tâche, ne date pas d’hier, ce qui est nouveau, c’est la prévalence de cet objectif, mais aussi et surtout, la manière envisagée pour l’atteindre.
Enfant des eighties, où la course aux billets portait simplement le nom plus poétique de « rêve américain », Emilia souligne que la différence est que « la génération actuelle ne croit plus en la méritocratie, car elle ne fonctionne pas. Ils en ont la preuve chaque jour avec leurs parents, qui sont remplacés par des machines et ont très peu de perspectives d’emploi ». Un point de vue appuyé par les données de Trendwolves, agence belge dédiée à l’étude des jeunes et de leurs préférences.
Ainsi que l’explique le directeur de son département Tendances, Tom Palmaerts, « l’attitude de la Gen Z à l’égard de l’argent est différente de celle des générations précédentes parce que l’importance qu’elle lui accorde est beaucoup plus assumée. Ils en ont une approche plus pragmatique, aussi : les étudiants d’aujourd’hui travaillent plus que jamais, pas uniquement lors des vacances, mais bien tout au long de l’année. Et pas seulement pour payer leurs études mais bien pour s’offrir des extras tels que dîners au restaurant et vacances à l’étranger. Mais l’argent n’est pas leur seule motivation : ils voient aussi ces jobs étudiants comme une bonne manière d’acquérir des compétences ainsi que de rencontrer de nouvelles personnes ».
Des préoccupations à mille lieues de celles de la plupart des étudiants d’hier, pour qui jongler avec échéances scolaires et calendrier festif ne laissait guère de temps à la multiplication des petits boulots. Et qui sont pourtant indirectement responsables de ce changement de mentalité puisqu’il s’opère chez leurs enfants, à qui ils ont sans le vouloir transmis ces préoccupations pécuniaires.
Des voies sans retours financiers
« Les parents de la Gen Z sont bien plus ouverts au sujet de l’argent que les générations précédentes, pointe Tom Palmaerts. Ils leur parlent sans tabou de salaires, d’investissements, de la valeur et du coût des choses… Mais surtout, ils leur inculquent que tout est possible à condition de travailler dur, ce que leurs enfants interprètent comme le fait qu’ils peuvent tout contrôler dans leur vie future, à commencer par leur réussite financière. »
Problème : les chemins suggérés pour arriver à ce confort de vie rêvé restent encore assez traditionnels, dans une société où la réussite ne l’est plus. Avec son livre FIRE, un guide pour pouvoir arrêter de travailler le plus jeune possible, pas encore traduit en français, Charlotte Van Brabander balise un autre parcours, après avoir réalisé que le sien était une voie sans issue. Née dans une famille modeste, elle confie avoir été très tôt préoccupée par l’argent, et avoir opté pour la poursuite de deux masters plutôt qu’un parce qu’on lui avait inculqué que les études étaient la meilleure manière de s’enrichir.
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Sauf que dès son premier emploi post-diplômes, elle déchante. « Je travaillais dix heures par jour pour le salaire minimum, sans grande perspective d’évolution. Découvrir que l’image de la réussite avec laquelle j’avais grandi était erronée a été un choc pour moi. J’ai donc cherché un moyen d’avoir plus de perspectives d’avenir. C’est ainsi que j’ai commencé à investir, à épargner et à penser à plus long terme. Pour moi, dès le moment où on débute dans le monde du travail, on peut commencer à investir en vue de son indépendance financière. » Et de livrer ainsi une version néo-capitaliste du « live fast die young » de James Dean, avec pour credo s’enrichir vite, prendre sa retraite jeune et faire un beau magot.
De la méritocratie à la Génération pognon
Pour les besoins du Thune Podcast qu’elle produit avec sa consœur Laurence Vély, la journaliste Anna Borrel a parlé d’argent avec plus de 120 personnes, qui ont accepté de se livrer sur le rapport qu’elles entretiennent avec lui.
Et quand on lui demande de revenir sur la genèse du projet, sa réponse fait écho aux explications invoquées pour comprendre la fascination des jeunes pour l’argent. « Depuis les années 80, la méritocratie s’abîme jusqu’à voler en éclats, donc ce n’est pas anodin si l’argent fascine plus que jamais. On est face à une absence de mobilité sociale généralisée, avec une facilitation de la transmission de la richesse par l’héritage qui renforce des inégalités sociales toujours plus creusées. »
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Résultat : en quête de reconnaissance ou d’amour, les jeunes se retrouvent à chercher l’argent facile, confondant la valeur de ce dernier avec leur propre valeur, regrette Anna Borrel. « Leur quête est vouée à l’échec et se transforme souvent en névrose voire en addiction, parce qu’ils ont beau gagner de l’argent, ils n’obtiennent jamais l’amour qu’ils recherchent vraiment. Pire : en se lançant dans cette quête sans fin, ils passent à côté du développement des éléments qui pourraient leur permettre de se prouver à eux-mêmes leur propre valeur personnelle et méritoire. »
L’argent comme outil de libération
Mais s’agit-il là de la seule explication à l’essor de la Génération pognon ? Quand on donne la parole aux principaux intéressés, ils semblent finalement ne pas tant chercher l’accumulation des zéros sur leur compte en banque que l’obtention d’une liberté qu’ils perçoivent comme liée à un certain confort financier.
Maman de deux ados, Céline nous raconte ainsi que l’aîné, 17 ans, veut devenir anesthésiste, tandis que sa sœur de 14 ans se verrait bien ingénieure biochimiste. « Ils veulent bien gagner leur vie pour avoir un sentiment de liberté, pouvoir réduire leur temps de travail pour voyager, s’occuper de leurs enfants ou mener leur vie sans dépendre de quelqu’un. Je suis maman solo, donc ils ont vécu de près la nécessité de choisir entre les besoins et les envies, et je pense que ça a influencé leur manière de se projeter. » Et parce qu’elle s’inscrit dans ce qu’elle voit comme une démarche constructive basée sur « des études, un travail, et le luxe de pouvoir s’assumer », Céline assure accueillir l’envie d’être riche de ses enfants de manière positive.
Eva, la petite vingtaine, avoue elle être devenue agent immobilier car « c’est un métier où on gagne très bien sa vie ». Même si elle ne rêve pas de luxe ostentatoire, « juste assez pour être confortable financièrement, devenir propriétaire, faire les courses sans calculer au centime près et pouvoir partir en vacances et aller au resto de temps en temps ». Même constat pour Emeline, membre de la Gen Z elle aussi, qui vient de réaliser son rêve de toujours et travaille dans une banque. « J’avais une belle image du métier, pour moi un banquier était quelqu’un qui avait réussi dans la vie. Aujourd’hui, je suis très satisfaite de ce que je gagne et je ne m’en cache pas. C’est une question de réussite sociale, mais aussi et surtout de confort financier. On voit de plus en plus de personnes qui galèrent à la fin du mois, donc c’est sécurisant de savoir que je suis à l’aise financièrement et que je ne dois pas m’inquiéter. Cela me permet aussi de me dire que je pourrai construire un foyer stable pour mes futurs enfants et leur offrir tout ce dont ils auront besoin », se rassure-t-elle.
« Pour moi, le fait que les jeunes adultes d’aujourd’hui soient plus préoccupés par l’argent que la génération précédente n’a rien à voir avec une soif de richesse et de luxe, mais avec des choix. Ils ne veulent pas nécessairement être riches, mais bien une bonne vie, la liberté et la sécurité. Je viens de devenir maman, et grâce à ma façon de gérer mon argent, j’ai la possibilité de passer plus de temps avec ma fille sans avoir à me soucier des fins de mois », renchérit Charlotte Van Brabander, qui propose également ses conseils en matière de finances et d’investissements sous forme de séminaires et de séances de coaching.
Riche, OK, et après?
Plutôt qu’un illusoire parachute doré, la Gen Z rêverait-elle donc d’argent comme d’un matelas de sécurité ? De son propre aveu, Manon, 23 ans, est « une personne plutôt anxieuse ». Ce qui veut dire qu’elle « aime mettre de l’argent de côté en cas de problème, pour ne pas me retrouver dans la galère », mais aussi qu’après un premier diplôme, la jeune femme vient d’entamer un second Master, histoire de « mettre un maximum de chances de mon côté et pouvoir m’offrir la vie dont j’ai envie », dit-elle : « Mon salaire est important pour moi car je souhaite avoir une famille nombreuse et ne manquer de rien. »
Et si elle refuse de parler au nom de tous les membres de sa cohorte, elle souligne toutefois que l’argent est devenu un facteur de choix pour nombre d’entre eux à cause de la pression involontaire mise par leurs parents. « Depuis que je suis petite, je les entends dire que tout est toujours plus cher. Ça me stressait quand ma maman se plaignait de l’augmentation du prix des choses quand elle rentrait des courses, mais elle évoquait des changements sur une dizaine d’années. Ça fait cinq ans que je suis partie de chez eux et que je fais mes courses moi-même, et le prix de certains produits a déjà plus que doublé. J’ai peur quand je m’imagine dans dix ans avec une famille à nourrir et un ménage à tenir, donc quand je dis que je veux bien gagner ma vie, c’est plutôt par mesure de prévention ».
Les rêves d’argent de la jeunesse, réponse à un cauchemar ? « Je comprends l’inquiétude des parents dont les enfants ont pour seul objectif de bien gagner leur vie, mais je comprends aussi le paradoxe dont ces derniers sont prisonniers », concède Anna Borrel. Qui met néanmoins les chasseurs de trésor en garde. « Souvent, la thune fait écran et empêche de se demander pourquoi on veut cet argent et ce qu’on va en faire. Tant qu’on est dans cette quête de richesse, on peut faire l’économie d’une question plus essentielle : qu’est-ce que je fais de ma vie. » Et surtout : dépenser son temps à tenter de la gagner, même si c’est pour des motifs tout ce qu’il y a de plus raisonnable, fait-il vraiment sens…
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