Gérald Bronner, sociologue: « L’obsession de la souffrance chez les transclasses est une forme de soumission »
Dans son dernier livre, le sociologue français Gérald Bronner, déjà auteur d’une vingtaine d’ouvrages, a choisi de s’intéresser à nos origines. Objectif: déterminer si nous sommes la somme des déterminations biologiques et sociales dont nous avons hérité, ou si l’identité se construit au contraire au fil de la vie.
Une question à laquelle la réponse est sans appel pour Gérald Bronner: non seulement nos origines ne comptent que pour une petite partie de la personne que nous sommes, mais en prime, leur accorder plus d’importance que ce qu’elles n’en ont vraiment peut être détrimentaire au développement.
Pourquoi interrogez-vous notre rapport aux origines?
Gérald Bronner: Parce que notre personnalité est multifactorielle. Et pourtant, on a tendance à vouloir mettre tous ces facteurs en garde derrière une seule variable. Le danger est de chercher une cause unique à nos problèmes, qu’ils soient professionnels ou relationnels, alors même que plein de récits nous tendent la main. Cela peut être le récit doloriste, qui consiste à voir le passé par le prisme de la souffrance, ou le récit psy, par exemple, pour les gens qui disent qu’ils n’ont pas réussi dans la vie parce qu’ils sont HPI. Le problème des récits uniques, c’est qu’ils savonnent la pente de l’autocomplaisance.
N’est-ce pourtant pas normal de tenter de comprendre le présent en examinant le passé?
La quête de soi est une énigme qu’on ne peut jamais résoudre. C’est un recommencement permanent, et partir à la recherche de soi n’implique pas tant de se trouver que de se réconcilier. Il faut pouvoir composer un paysage complexe, qui met la colère à distance, en parvenant à se détacher du récit doloriste. Lorsqu’on se tourne vers le passé, le réflexe naturel est de demander des comptes, mais parfois ce sont des contes qu’on se raconte. Bien sûr, certaines personnes ont des raisons d’être en colère, mais tout le monde n’a pas vécu dans son enfance des traumatismes tels qu’il faille indexer l’ensemble de leur vie sur des blessures originelles.
» Le danger est de chercher une cause unique à nos problèmes, alors même que plein de récits nous tendent la main. »
Vous avez vous-même choisi de vous libérer de la narrative qu’on aurait pu vous imposer…
On met du temps à réaliser qu’on vient d’un milieu pauvre. Pas parce qu’on se ment à soi-même, mais bien parce que les gens qu’on fréquente sont aussi modestes, donc on a l’impression d’être dans la moyenne. J’ai grandi dans ce qu’on appellerait aujourd’hui une banlieue sensible, et je n’ai pas pris conscience de ma position sociale avant mon entrée au lycée. Pour moi, la dignité intellectuelle est de la plus haute importance. Les catégories populaires savent qu’elles ne font pas envie, mais elles refusent de faire pitié. Je sais qu’une partie du monde intellectuel aimerait que je m’apitoie sur ma jeunesse, mais je refuse catégoriquement de le faire.
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En ce qui me concerne, je préfère le terme «transclasse» à transfuge de classe. Etre transfuge implique une notion de traîtrise de sa classe sociale que je révoque. Quand on parcourt la littérature du genre, qu’il s’agisse d’Edouard Louis ou d’Annie Ernaux, le thème récurrent est la honte. C’est même le titre d’un livre de cette dernière! Mais honte de quoi, exactement? C’est fascinant de se poser la question parce que cela ouvre à la mythogenèse et aux histoires qu’on se raconte sur nous-mêmes. Pour moi, l’obsession de mettre en avant la souffrance dans les récits liés aux milieux modestes est une forme de soumission, une complaisance faite aux attentes stéréotypées que la bourgeoisie peut avoir sur les classes populaires. On peut choisir de voir la moindre gêne comme un mur identitaire infranchissable, ou bien au contraire, d’en rire. Bien sûr, quand on naît dans un milieu modeste, on part avec un certain nombre de handicaps, mais cela ne se limite pas à ça.
« Etre transfuge implique une notion de traîtrise de sa classe sociale que je révoque »
Que gardez-vous de votre enfance?
Petit, je me suis beaucoup ennuyé, donc j’ai beaucoup eu recours à mon imagination, j’ai écrit des nouvelles, des poèmes… Il y avait un vide à remplir, qui m’a poussé à développer une forme de créativité essentielle à l’activité humaine. L’ennui nourrit l’imaginaire et s’ennuyer est une chance. Je suis persuadé que les sollicitations permanentes des tablettes, jeux vidéo et autres réseaux sociaux réduisent la capacité des enfants d’aujourd’hui à s’ennuyer et à rêver, et je trouve ça dramatique.
D’autant que tous ces gadgets n’ouvrent pas autant l’horizon de la curiosité qu’on pourrait le penser…
Le monde numérique révèle les obsessions de notre cerveau. Les algorithmes se nourrissent des traces de notre curiosité pour nous proposer du contenu. Malheureusement, les minorités susceptibles de raconter n’importe quoi sont beaucoup plus actives que les autres, ce qui crée une asymétrie de visibilité: 1% des profils produisent 33% des contenus sur les réseaux sociaux. Cela crée un marché cacophonique de l’information où la science ne l’emporte pas toujours, voire même, part avec un désavantage concurrentiel. Mais il ne faut jamais désespérer: tant qu’il y a de l’humain, il y a de l’espoir, et ce qui peut causer notre chute peut aussi nous en protéger.
Les Origines, par Gérald Bronner, Editions Autrement.
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