Ils changent le monde | Victoriæ Pia (activiste) et Sylvia Saroyela (conseillère en genre): « Sans espoir, il n’y a pas de militantisme possible »

Kathleen Wuyard

De l’UCLouvain à l’ULB, les parcours respectifs de Sylvie Sarolea (52 ans), professeure de droit et conseillère en genre, égalité et inclusion, et de Victoriæ Defraigne (24 ans), étudiante, militante transféministe et autrice, les ont poussées à s’engager. Leçon d’activisme avec deux femmes qui incarnent le changement auquel elles aimeraient assister

« Sexe faible », la femme ? En 2023, la référence au péché originel est décidément datée. Surtout en regard de parcours tels que ceux de Sylvie Sarolea et Victoriæ Defraigne, ou @victoriapiya pour ses milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux. Elles l’avouent d’emblée : avant qu’on leur propose cet entretien croisé, elles ne se connaissaient pas.

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Et pourtant, malgré les différences de campus, entre université catholique pour Sylvie et bastion du libre examen pour Victoriæ, et en dépit de l’écart générationnel, les similitudes ne manquent pas entre elles. Regard vif et sourire franc entouré de mèches brunes, ces deux érudites engagées irradient de conviction.

Juriste et professeure à la Faculté de droit et de criminologie de l’UCLouvain, Sylvie Sarolea est aussi conseillère en genre, égalité et inclusion, auprès du recteur notamment, pour le compte de l’université brabançonne. Objectif : piloter une politique visant à rendre le campus plus inclusif et accueillant.

Victoriæ, quant à elle, ne se contente pas de mener des études de bioingénieur à l’ULB. La jeune femme, venue à l’activisme « malgré elle », en voulant communiquer sur sa transidentité, milite elle aussi pour un campus plus inclusif. Et vient de publier aux éditions Mardaga Les transidentités expliquées à mes parents (et à tous les autres), préfacé par Typhanie Afschrift.

Du prétendu « sexe faible » aux minorités de genre, les deux femmes se sont faites porte-parole des personnes dont la voix ne trouve pas toujours l’écho qu’elle mérite. Et ont échangé à bâtons rompus sur les bouleversements de l’année écoulée, mais aussi et surtout, les changements qui restent à venir. 

Qui sont-elles ?

Victoriæ Defraigne, 24 ans, étudiante en bioingénieur à l’ULB

Revendiquée d’un activisme intersectionnel, la Bruxelloise voulait « juste communiquer sur ma transidentitié, puis on m’a collé une étiquette militante donc j’ai dû réfléchir sur le tas et apprendre plein choses ». Quand elle ne milite pas pour plus d’inclusion au sein de son alma mater, Victoriæ informe sur les réseaux sociaux, et a même trouvé le temps d’écrire un livre informatif et inclusif, Les transidentités expliquées à mes parents (et à tous les autres ), paru aux éditions Mardaga au printemps 2023. 

Sylvie Sarolea, 52 ans, juriste et professeure

Quand elle n’enseigne pas les matières qui touchent aux mobilités internationales et aux droits humains aux étudiants de l’UCLouvain, cette maman de deux enfants exerce le droit et y puise ses sujets de réflexion. Celle qui prône une ouverture interdisciplinaire est entrée en militantisme il y a quelques années, après avoir constaté que le droit ne la satisfaisait plus, et est désormais co-conseillère du recteur sur les thématiques de genre, égalité et inclusion.

Il nous a semblé pertinent de vous réunir pour échanger avec vous sur des problématiques au cœur de la société. Avant de vous retrouver pour ce tête-à-tête, connaissiez-vous le parcours de l’autre ? 

Victoriæ Defraigne : Pas du tout ! Au moment de m’inscrire dans le supérieur, j’ai beaucoup hésité entre l’UCLouvain et l’ULB. C’est cette dernière qui l’a emporté, parce que j’ai fait toutes mes primaires et secondaires dans l’enseignement catholique, où j’ai subi beaucoup de violences. Voir qu’aujourd’hui, les chouettes initiatives s’y multiplient me rassure et me donne beaucoup d’espoir pour le futur de l’enseignement libre. 

Sylvia Sarolea : Je ne connaissais pas non plus Victoriæ, mais je me suis renseignée, et bien que je ne sois pas du tout quelqu’un de prompt au regret, quand je vois la jeunesse militante d’aujourd’hui, je me dis parfois que si plus jeune, j’avais été plus engagée, ma vie serait peut-être différente aujourd’hui. Ma génération a parfois eu recours à des slogans trop simples par rapport à un réel beaucoup plus nuancé, donc je me réjouis que les jeunes s’expriment et nous confrontent. On a énormément à apprendre d’eux. 

Quel a été l’élément déclencheur de votre activisme ? 

V.D. : C’est dur d’en pointer un seul, mais cela vient clairement de mon historique personnel. Après avoir subi toute cette violence à l’enfance et à l’adolescence, quand je suis arrivée à l’ULB, j’ai eu la volonté d’être acceptée en tant que femme et c’est tout, sans parler du fait que j’étais trans.

C’était très naïf de ma part, et j’ai tenu un quadrimestre seulement avant que des personnes qui étaient en humanités avec moi parlent de mon identité dans mon dos, sans mon consentement. Ces bruits de couloir ont été très durs à vivre. Pendant deux ans, à chaque fois que je rentrais dans un auditoire, toutes les têtes se tournaient vers moi, les rumeurs se démultipliaient et je ne pouvais plus rencontrer quelqu’un qui n’ait pas déjà entendu parler de moi comme étant « la meuf trans ».

C’est devenu invivable, au point que j’ai dû changer de faculté, et mon activisme est né de ma volonté de vouloir reprendre le contrôle sur ce qu’on disait de moi. Tout le monde parlait sans savoir vraiment ce qu’était une personne trans, donc j’ai décidé de communiquer sur ma vie et mon vécu. J’ai réalisé que puisque j’étais déjà le sujet de toutes les conversations, autant que je donne aux gens une bonne raison de parler et que ça serve à quelque chose. Mais aussi, que ce soit thérapeutique pour moi : s’engager demande beaucoup de temps et de travail bénévole, donc il faut que cela me soit utile aussi, sinon ça ne sert à rien que je m’investisse. 

S.S. : En ce qui me concerne, c’est beaucoup moins personnel. J’ai commencé le barreau juste après le génocide du Rwanda, et je me suis retrouvée en tant que toute jeune avocate confrontée à un public complètement différent de celui avec lequel j’avais grandi. J’ai vu débarquer du bout du monde des femmes qui avaient subi mutilations génitales et mariage forcé, mais aussi des personnes homosexuelles ou transsexuelles, et j’ai rapidement acquis la conviction profonde qu’on forme tous une grande communauté, où chacun aspire à la même chose, que ce soit apprendre, vivre en sécurité, ou offrir le meilleur avenir possible à ses enfants. 

(Victoriæ attend posément que Sylvie ait exposé son vécu puis intervient avec un rappel cher à la communauté LGBTQIA+)

V.D. : En tant qu’activiste, c’est super important pour moi qu’on n’utilise pas le terme « transsexuel » mais bien plutôt « transgenre ». Je sais que ce n’est pas malveillant de votre part, mais la distinction est importante. D’abord parce que « transsexuel » est le terme qui a été utilisé pour la psychiatrisation de la transidentité, une approche qui la voyait comme une maladie dont il fallait soigner les personnes trans.
Ensuite parce que le terme implique un changement de sexe, ce qui est biologiquement impossible. On a tendance à faire l’amalgame et à penser que changer de sexe implique une chirurgie des parties génitales, mais le sexe est avant tout une question de chromosomes, qu’on ne peut pas changer dans toutes les cellules. Le terme transgenre est donc beaucoup plus respectueux, beaucoup plus doux, mais aussi beaucoup plus ancré dans le réel. 

S.S. : C’est un héritage de mon métier de juriste, parce que ce terme est celui qui est utilisé par le droit, mais l’explication de Victoriæ est très intéressante, parce que la révolution doit aussi se faire dans le milieu juridique. Les choses doivent évoluer, et un des aspects les plus importants du combat qu’il faut mener est le combat d’information. 

Aux quatre coins du globe, 2023 aura été une année faite de hauts et de bas, entre victoires pour les droits des minorités et échecs cuisants pour nos démocraties occidentales. Quel regard portez-vous sur les douze derniers mois ? 

V.D. : Je me considère comme une féministe avant de me définir comme une activiste trans, donc ma fibre féministe a parfois eu très mal en 2023. Cela a été une année vraiment dure, avec beaucoup de violence et de recul sur certains points très importants. Il suffit de regarder la situation aux Etats-Unis avec Roe v. Wade ou bien au Texas, où s’est jouée une forme de chasse à l’homme envers les enfants trans.

Ces derniers mois, les USA sont devenus une sorte de laboratoire à violences qui, de manière effroyable, commence à trouver un écho en Europe. Si on regarde ce qui se passe dans le monde, ça fait très peur.

Par contre quand je me concentre sur la Belgique, je suis plutôt contente. Le pays se place 2e au classement européen des droits des personnes LGBTQIA+, et c’est probablement un des endroits où il fait le mieux vivre en tant que personne trans. Je suis très contente d’être belge, même si j’ai conscience que les élections qui arrivent peuvent changer radicalement le cours de l’histoire.

Mais il y a eu de belles avancées, et il faut s’y accrocher, parce que sans espoir, il n’y a pas de militantisme possible. Même si on a beaucoup perdu au cours de l’année écoulée, il faut reconnaître aussi les batailles gagnées. 

S.S. : Je suis comme Victoriæ : je ne parviens pas à me laisser abattre. Peut-être parce que dans les milieux militants, même si on n’est pas toujours tous d’accord, il y a beaucoup de solidarité et de rires ?

Je reste très positive, parce que je vois le nombre de gens qui se mobilisent, surtout au sein de la jeunesse. Par contre, je suis aussi attentive au syndrome qui a affecté ma génération, qui croyait que les meilleures intentions suffisaient et qu’on allait convaincre avec de beaux discours. Sauf qu’on n’a pas convaincu, ou du moins, pas assez, sinon la courbe montante de protection des droits humains n’aurait pas autant baissé ces dix dernières années.

C’est important d’aller se frotter à ceux qui ne pensent pas comme nous et de faire plus de pédagogie le plus tôt possible. On ne le dira jamais assez : investir dans l’enseignement est fondamental, tout comme imposer la lecture de la presse. 

Comment garder l’envie (et l’énergie) de militer pour un monde meilleur quand tout autour de nous, l’heure semble être à la révocation de droits acquis de dure lutte ? 

S.S. : Pour se préserver de l’épuisement, qu’il soit militant, personnel ou professionnel, il faut avant tout arrêter avec la culpabilité et l’impression qu’on va savoir tout faire. C’est primordial de s’entourer de personnes qu’on apprécie et de ne jamais sous-estimer le ressourcement qu’on peut puiser dans le collectif.

A titre personnel, ce qui me sauve, c’est d’aimer la nature. Il m’est déjà arrivé de transformer des moments de réunion en balades en forêt, où ont parfois émergé plus d’idées que quand on s’enfermait dans un bureau jusque 23 heures. 

V.D. : J’ai appris à me préserver à la dure, parce que j’ai goûté à l’épuisement et je m’en suis sortie. Je pense que c’était dû à mon syndrome de l’imposteur et à ma tendance à vouloir toujours en faire plus. Le burn out militant ? Veni vidi vici (rires) et maintenant, je priorise mon bien-être, et je veille à ce que toutes mes activités restent gérables. 

Quels sont les combats qui vous attendent pour 2024 ? Y a-t-il des résolutions que vous aimeriez voir concrétisées en cette nouvelle année ? 

S.S. : J’aimerais vraiment que les personnes qui se sentent menacées par le combat pour plus d’inclusion réalisent qu’inclure est positif pour le bien-être de chacune et chacun. Cela peut paraître naïf ou simpliste, mais quand on fait preuve d’inclusion, un plus un égale trois, tandis que si on rejette l’autre, un plus un égale moins deux.

Je crois profondément qu’il est nécessaire de conscientiser les gens au fait qu’on ne va pas leur prendre quoi que ce soit, mais bien simplement aligner les chances et les accès, pour construire un monde plus heureux chacun à notre petite échelle. Parce que comment peut-on être vraiment heureux quand autour de nous, les gens ne le sont pas ? 

V.D. : Je me retrouve complètement dans tout ce que dit Sylvie, et j’aimerais qu’en 2024, on se connecte plus à la réalité de ce qu’on vit, ce qu’on subit, et de ce que les autres subissent aussi.

Dans notre société, il y a beaucoup de déshumanisation, même au sein du féminisme, où les hommes sont particulièrement déshumanisés. Si on réalisait l’importance de créer du lien, le militantisme irait beaucoup mieux et plus vite. Même si les autres ne vivent pas ce qu’on subit, les émotions qu’ils traversent sont importantes et légitimes, et on gagnerait tous beaucoup à plus s’écouter. 

S.S. : La condition sine qua non pour travailler à plus de diversité est d’avoir une implication de regards diversifiés. On peut militer par le biais d’une posture critique : dire « ce dont vous parlez m’intéresse, même si je ne suis pas d’accord avec vous » est une forme de militantisme. C’est très précieux d’avoir ces points de vue différents. Dans les combats qu’on veut mener, le pire, c’est l’indifférence.  

Dossier Changemakers 2023
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