La sororité plutôt que la rivalité: retour sur une lutte sans merci qui a fait son temps

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Anne-Françoise Moyson

Comment faire pour en finir avec la rivalité féminine? Lire l’essai d’Elisabeth Cadoche et Anne de Montarlot.  Elles y dressent l’état des lieux de cette lutte sans merci,  réalité douloureuse,  construction genrée et gros tabou. En sœurs d’armes, elles convoquent l’histoire, la sociologie, la psychologie pour mieux prôner la sororité.

Elles sont la plus belle preuve que la rivalité féminine n’est pas une fatalité, que la sororité n’est pas uniquement un concept mass market.

Elisabeth Cadoche et Anne de Montarlot, autrices d'En finir avec la rivalité féminine

L’autrice Elisabeth Cadoche, qui nous a accordé l’interview, et la psychothérapeute Anne de Montarlot signent à quatre mains un essai paru aux éditions Les Arènes. L’idée de ce livre est née du précédent, déjà écrit en duo, qui analysait Le Syndrome d’imposture.


Sous-titré Pourquoi les femmes manquent-elles tant de confiance en elles?, traduit en 13 langues, c’est dire si le sujet interpelle. En y travaillant, elles ont récolté des témoignages glaçants disant cette lutte sans merci qui oppose les femmes et les laisse souvent sur le carreau, détruites. S’attaquant au tabou, déconstruisant l’intériorisation de la pensée misogyne, alignant témoignages et études scientifiques, elles montrent la voie pour en finir avec la rivalité féminine et vivre pleinement une véritable sororité. Par ici, les gangs de filles.

‘Les femmes sont élevées pour être douces, compréhensives. Et quand l’ambition leur vient, elles ont de la répugnance à l’admettre, à l’accepter. ‘

Dès la première page, vous constatez l’inhumanité des femmes entre elles. «L’enfer, c’est les autres femmes», écrivez-vous. Ça commence bien…

Quand on a travaillé sur le syndrome d’imposture pour notre livre précédent, on a recueilli des témoignages de femmes assez glaçants. A la question: «Pourquoi avez-vous perdu votre confiance en vous?», elles nous répondaient: «A cause de ma sœur» ou «de ma mère» ou «d’une autre femme»… Je me souviens que l’une d’entre elles nous avait raconté que sa mère lui répétait qu’elle ne parviendrait même pas à être caissière dans un supermarché, c’était assez épouvantable. On a décidé de dresser un état des lieux et les bras nous en sont tombés. On s’est très vite rendu compte que la rivalité féminine est un sujet tabou, malséant: on ne peut avouer qu’on est jalouse, encore moins qu’on est jalouse de sa fille – c’est le tabou dans le tabou. On a en effet eu des facilités à recueillir des témoignages de victimes. En revanche, pour trouver des femmes qui vous disent: «Je me sens en rivalité et je bitche les autres filles», il a fallu gratter…. Mais dans une ère post #MeToo, il est temps d’en parler et de balayer devant notre porte.

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Vous parlez de rivalité, cela n’a donc rien à voir avec la jalousie?

En fait, cela a un peu à voir… La rivalité, c’est la concurrence de personnes qui prétendent aux mêmes avantages et aux mêmes succès. Et c’est mêlé à l’envie et à la jalousie, qui sont deux émotions que nous avons tous et toutes déjà éprouvées. L’envie se manifeste lorsque vous convoitez ce qu’un autre possède et la jalousie surgit lorsque vous craignez que quelque chose ou quelqu’un d’important vous soit retiré, un travail ou un amour, par exemple. Forcément, à un moment donné, la rivalité se teinte d’envie ou de jalousie, les frontières sont poreuses, ce sont des émotions inévitables, humaines. Sauf que les femmes ne gèrent pas la rivalité de la même manière que les hommes.

Entre hommes, elle est admise, encouragée voire valorisée, n’est-ce pas?

La différence de comportements et d’injonctions vient de notre histoire, de notre culture, de notre éducation… «Que le meilleur gagne» dit-on aux petits garçons. Dans la culture occidentale, tout se passe comme si le mâle se réalisait dans la lutte. Comme si sa valeur dépendait de sa façon de gérer la rivalité, qui devient donc constitutive de sa masculinité et de son pouvoir. En revanche, chez les femmes, elle n’est pas de mise. Elles n’apprennent pas la compétition et ce sentiment de rivalité leur est en quelque sorte interdit. Une femme, c’est doux, ça coopère, c’est solidaire, sinon, cela ressemble à une mégère, dans la version de Shakespeare, ou à une hystérique, dans la version de Freud.

«Que le meilleur gagne» dit-on aux petits garçons…

Dans l’histoire, depuis toujours, il y a eu des récits de guerre et de bravoure masculine. On sait, grâce aux travaux des historiennes et des féministes, que les femmes guerrières ont également existé mais elles sont cependant soumises à des injonctions contradictoires. Elles sont élevées pour être douces, compréhensives. Et quand l’ambition vient aux femmes, elles ont de la répugnance à l’admettre, à l’accepter.
Or si elles ne peuvent exprimer leur colère, cela peut devenir quelque chose de rentré ; elles vont alors avoir des stratégies détournées – être dans le passif agressif, colporter des ragots, pratiquer l’ostracisme, bref, elles vont poser tous ces actes qui ne grandissent pas les femmes.

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Vous évoquez une «misogynie féminine intériorisée» à l’œuvre de façon flagrante sur les réseaux sociaux…

Les femmes ont tellement intériorisé les comportements sexistes qu’elles en deviennent misogynes avec les autres femmes. Et ce phénomène est effectivement amplifié par les réseaux sociaux. Sous couvert d’anonymat, on peut y dire tout ce que l’on veut. Et on s’est rendu compte que souvent les commentaires odieux venaient de la part de femmes. C’est ce qui est arrivé à Camille Charrière, blogueuse, journaliste de mode, influenceuse, podcasteuse. Elle est belle, libre, drôle, se soucie peu des conventions. Elle se marie en décembre 2021 dans une magnifique robe de dentelle transparente. Elle poste alors des photos sur son Insta et c’est un déferlement de haine, un tombereau d’insultes à 99% pour ne pas dire à 100% écrites par des femmes. Elle réagit en écrivant un très bel article dans le Harper’s Bazaar où elle précise que ce que la réaction cinglante à sa robe de mariée indique, c’est à quel point la misogynie intériorisée est encore répandue, qu’elle est «causée par des idées abstraites profondément ancrées sur la façon dont les femmes devraient s’habiller et se comporter – des normes créées par une société patriarcale», que «le problème avec le sexisme, c’est qu’on ne peut pas gagner. Trop couverte? Ennuyeux. Trop nue? Salope…» Et que ces mots-là ne sont pas des opinions mais des insultes.

Il est un autre lieu de grande violence entre les femmes. Au boulot, dans le monde du travail où se pratique la misogynie d’appoint …

La misogynie d’appoint, selon la psychologue Annik Houel, est un mimétisme qui tient lieu de défense – une façon d’épouser les codes dominants pour se mettre à l’abri, se conformer à ce qui a cours dans l’entreprise. Ce faisant, elles intériorisent un certain sexisme et perpétuent la croyance selon laquelle elles ne seraient pas aussi disponibles, opérationnelles et compétentes que les hommes. Et ces biais conditionnent la façon dont elles se jugent et se jaugent.

Et à ce sexisme-là s’ajoute aussi le syndrome de la reine des abeilles. Expliquez-nous.

C’est un concept qui décrit l’attitude des femmes qui traitent mal leurs employées de sexe féminin. Ce syndrome englobe un ensemble de comportements décrits par la sociologue Marianne Cooper: cela va des «femmes qui dénigrent les traits typiquement féminins («Les femmes sont tellement émotives»), à l’accent mis sur leurs propres attributs masculins («Je pense plus comme un mec») en passant par une remise en cause des allégations de discriminations sexuelles («La raison pour laquelle il y a si peu de femmes au sommet n’est pas la discrimination, c’est simplement qu’elles sont moins engagées dans leur carrière») et le refus de soutenir les initiatives visant à lutter contre l’inégalité entre les sexes. La reine des abeilles ultime, précise-t-elle, est la femme qui réussit et qui, au lieu d’utiliser son pouvoir pour aider d’autres femmes à progresser, sape les efforts de ses collègues féminines».

En finir avec la rivalité féminine, par Elisabeth Cadoche et Anne de Montarlot, Les Arènes.
En finir avec la rivalité féminine, par Elisabeth Cadoche et Anne de Montarlot, Les Arènes. © National

A l’ère de #MeToo, comment se fait-il que cela soit encore à l’œuvre?

Cela a sans doute à voir avec le syndrome d’imposture des femmes, le manque de confiance en elles et la difficulté qu’elles ont à se frayer un chemin dans la hiérarchie. Mais on constate cependant un petit changement de paradigme. Il faut signaler que depuis cinquante ans, les femmes ont investi toutes les forteresses. Nous sommes 50% de l’humanité, autant diplômées que les hommes et 24% de femmes occupent désormais des postes clés dans les entreprises en Europe. Avant, elles étaient dans une grande solitude, mais aujourd’hui, elles sont plus nombreuses à gravir les échelons. Elles peuvent ainsi servir de modèles aux jeunes générations. Prenez une Kamala Harris, désormais, toutes les petites filles peuvent s’imaginer vice-présidente des Etats-Unis. Prenez le personnage d’Elizabeth Harmon dans la série Le jeu de la dame: au lendemain des premières diffusions, il y a eu une explosion d’inscriptions de filles dans les clubs d’échecs, alors que souvent, jusque-là, elles ne pensaient pas en être capables. Les jeunes ont désormais plus de représentations et avoir une patronne ne sera plus un sujet…

Pour en finir avec la rivalité féminine, vous prônez la sororité. Vos meilleurs conseils?

D’abord faire un petit mea culpa, balayer devant sa porte et prendre conscience qu’on a peut-être intériorisé des biais sexistes – la moitié du chemin est déjà faite, il n’y a pas de déterminisme! Ensuite, arrêter de commenter le physique des femmes ; cesser de dire «Tu as maigri» ou «Tu pris du poids», cela renvoie aux injonctions faites aux corps féminins et souvent, on regarde les autres femmes avec un regard masculin, sous l’angle de cette sainte trinité, la beauté, la minceur, la jeunesse.

Pratiquer ensuite le fargin, c’est se réjouir sincèrement pour l’autre – c’est un terme yiddish intraduisible en français et que l’on emprunte à la philosophe Marie Robert ; vous savez que vous êtes une vraie amie ou une sœur quand vous vous réjouissez sans arrière-pensée en apprenant qu’il arrive quelque chose de bien à votre amie ; être heureuse ainsi pour l’autre, c’est «abandonner la menace pour mieux s’enraciner dans la confiance».

Et enfin être solidaire en pratiquant l’amplifying. C’est une technique née sous l’administration Obama qui vise à renforcer la parole des femmes en réunion: il suffit de reprendre et de répéter une idée verbalisée par une collègue pour qu’elle soit clairement entendue. C’est une caisse de résonance nécessaire et un outil de soutien formidable face aux biais sexistes. Enfin, il est essentiel de bien s’entourer pour vivre la sororité – pas besoin d’avoir dix femmes à ses côtés, il suffit d’une seule qui croit en vous.

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