Isabelle Willot

L’amoral du sachet de chips

C’est ce qui s’appelle en remettre une couche: après le sac poubelle en cuir froissé à 1 400 euros et la paire de sneakers destroy à 1 450 euros, c’est un sachet de chips Lay’s transformé en pochette à tirette que Demna, le directeur artistique de Balenciaga, a décidé de faire entrer au panthéon des articles de luxe. Avec, chaque fois, le même bad buzz clivant entre ceux qui crient au génie ou à l’absence totale de sens moral, c’est selon.

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Celui qui ne se présente plus désormais que par son seul prénom s’en moque éperdument. Ce n’est qu’au groupe Kering à qui appartient le griffe d’origine espagnole qu’il a des comptes à rendre. Et ces comptes d’ailleurs se portent plutôt bien, comme ceux des autres géants du luxe qui continuent d’afficher en dépit de la crise une santé déroutante. Tout comme LVMH, propriétaire de Dior et de Louis Vuitton, le chiffre d’affaires de Kering est en croissance de plus de 20% pour le seul troisième trimestre. Hermès pousse même le curseur un cran plus loin en enregistrant un bon en avant de plus de 32%.

Le luxe ne pourra plus longtemps esquiver la question du sens à donner à ce qu’il crée.

Pour justifier la nature même de leur activité qui consiste finalement à vendre à l’élite de plus en plus riche des produits hors de prix et souvent inutiles, les acteurs du secteur ont jusqu’il y a peu joué la carte du luxe vertueux: certes ces objets sont chers et totalement hors de portée du plus grand nombre, mais ils seraient durables et produits dignement dans le respect de savoir-faire artisans, ce qui justifierait les montants demandés.

Et le simple droit à ces objets d’exister.

Pourtant, la faculté même qu’auraient certains aujourd’hui plus que d’autres non pas de posséder mais d’accumuler, au nom d’une vision déformée de la méritocratie, est plus que jamais remise en question. Comme le rappelle Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux dans l’une des cartes blanches que nous avons tenu à publier dans ce numéro qui questionne la raison d’être et l’avenir même du luxe, «la richesse, c’est se rendre compte qu’être riche n’est pas une sorte de capacité que certains auraient et d’autres non mais que cela résulte bel et bien d’une relation d’inégalités imposée à d’autres. Et que cette inégalité n’est ni normale ni souhaitable ni tenable. Tandis que l’accumulation, c’est s’en foutre. Et persévérer. Ceux que l’on appelle des hyper riches sont des accumulateurs décomplexés ayant définitivement choisi de se choisir.»

Parmi les élites qui ont longtemps contribué à l’adoubement d’un modèle économique basé sur la croissance à tout prix, des voix discordantes commencent d’ailleurs à s’élever. Ainsi, des anciens de la prestigieuse Ecole polytechnique à Paris, qui compte pourtant Bernard Arnault parmi ses alumni, viennent de s’opposer à l’implantation sur le campus de l’école d’un centre de recherche piloté par LVMH et dédié au «luxe durable et digital». Dans leur viseur se trouve, entre autres, un programme de développement d’algorithmes de recommandation visant à accroître la quantité de produits vendus.

Alors que les ressources de notre planète sont comptées, le secteur du luxe, s’il veut rester aussi vertueux qu’il assure l’être, ne pourra plus longtemps esquiver la question du sens même à donner à ce qu’il crée. Pas sûr dans ce cas qu’un clone de sachet de chips aux allures de pochette griffée, même s’il ne dépasse pas le stade de prototype, parvienne à transformer l’essai.

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