Le maillot de bain, instrument (balnéaire) d’invisibilisation de la femme

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Anne-Françoise Moyson

Le maillot de bain en a vu de toutes les couleurs depuis qu’il existe. Ces quelques centimètres carrés portent en eux tout le poids de l’Histoire et de l’invisibilisation des femmes. Démonstration par Audrey Millet, chercheuse, historienne et autrice de Les dessous du maillot de bain (*).

Etiez-vous dès l’origine convaincue que le maillot mérite sa place au rang des objets académiques ?

Ça faisait longtemps que je tournais autour du sujet. Surtout depuis ce jour, où j’étais en vacances, sur la plage et où j’ai vraiment eu l’impression d’être nue en maillot. Mon mari m’a dit alors qu’il ne voulait pas que je me sente mal et qu’il fallait que j’écrive un livre. Je suis universitaire et chercheuse à l’Université d’Oslo, un essai sur le maillot, pour beaucoup, ce n’est pas crédible. Mais ce truc futile de quelques centimètres carrés de tissu a tout de même fini par occuper 250 pages. J’aime faire parler les objets du quotidien qui semblent presque triviaux, mais justement, c’est parce qu’ils sont les plus proches de nous qu’ils ont leur importance. Et le maillot de bain colle à la peau.

Audrey Millet, historienne, autrice du Dessous du maillot de bain, éditions Les Pérégrines © MORELLE ERIC

Dans l’histoire du maillot bain, quelle est pour vous l’événement le plus marquant ?

Pour moi, l’événement le plus marquant pourrait n’avoir aucun rapport avec le maillot : c’est l’interdiction des sandales. A la chute de l’Empire romain, quand l’Europe occidentale se christianise, la religion fait interdire les sandales, ces quasi ancêtres des tropéziennes. Tout ça parce que la peau, la chair, le pied, c’est beaucoup trop de séduction. Cette interdiction touche les hommes et les femmes mais va perdurer pour les femmes, que le 14e siècle considère, je cite, comme « perfides, vilaines et séductrices ». En fait, tout simplement parce que la femme est biologiquement différente des hommes, qu’elle porte les enfants et que les hommes ont peur que l’enfant ne soit pas d’eux… Et c’est toujours le même problème. Lorsque le bikini apparaît et qu’à partir de la Deuxième guerre mondiale, il montre le nombril, c’est un scandale : la cicatrice du cordon ombilical doit rester dans l’intimité. Bref, en travaillant sur le sujet, ce qui m’a le plus choqué, c’est de découvrir l’invisibilisation et l’infériorisation des femmes à travers le maillot de bain.

Et à travers l’eau, également écrivez-vous…

Il est important de se poser des questions bêtes, je suis donc retournée au Moyen Age, j’ai vu qu’on interdisait les sandales. Puis je me suis dit : « allons voir l’Antiquité », j’ai lu Les métamorphoses d’Ovide, je ne m’y attendais pas mais là, on se rend compte que dès qu’une femme approche d’une source, de l’eau, d’une rivière, il y a le risque que quelqu’un la viole. Sous couvert que l’eau ramène des miasmes, que la femme est humide, Hippocrate et Galien le disent, sous couvert de théories médicales pour protéger les femmes, on leur interdit de se baigner. Il y a un million d’excuses pour invisibiliser les femmes.

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Les hommes de la Renaissance mettent le corps, surtout celui des femmes, en chiffres. Est-ce là l’origine des contraintes qu’elles s’imposent ?

Au début de la Renaissance, on assiste à une scientifisation du monde. L’ingénierie militaire qui produit des chiffres norme et ordonne ainsi un monde idéal. On numérise le corps de la Renaissance, c’est hallucinant mais c’est le même que celui de Kim Kardashian, il faut avoir des gros seins, une petite taille pour montrer qu’on peut enfanter. Mais la mise en place de la mesure de l’homme avec un grand h se fait définitivement au 19ème siècle. En même temps que le développement de l’anthropométrie judiciaire. On assiste alors à une standardisation des corps, grâce aussi à la mise en place du système métrique. Il faut dire que c’était l’enfer avant, on a donc standardisé les chiffres et les unités de mesure qui ont permis de standardiser les corps. Cela ne partait pas d’un mauvais sentiment, il s’agissait de développer le prêt-à-porter, qui était moins cher. Sauf que, poussé à l’extrême, les mètres et les pèse-personnes s’imposent, le chiffre devient une science exacte, celle de l’homme idéal dont avait parlé Vitruve et Léonard de Vinci. Et le règne de la minceur féminine débute.

Vous dénoncez le patriarcat mais aussi l’industrie de la mode et de la cosmétique…

Evidemment, car si le patriarcat est bien entendu responsable de toutes ces injonctions et ces interdictions depuis des siècles, il faut également pointer du doigt l’industrie de la mode et de la cosmétique, qui vont de pair. Quand on enlève le corset pour que les femmes puissent courir après leur tramway pour aller travailler, on estime alors qu’il va falloir redresser tout ça parce que le naturel est laid. L’industrie de la mode et de la cosmétique vont développer des machines, comme les rouleaux pour lutter contre la cellulite ou l’un de ces trucs atroces, une mallette vendue 25 francs, en 1910 à Paris, avec des seringues pour vous piquer les varices à domicile. Dès qu’on met le corps de la femme dans la sphère publique, on lui impose de nouvelles injonctions.

Le maillot est-il le lieu de toutes les innovations techniques ?

Puisqu’il faut redresser ce corps de la femme, on va inventer les fibres élastiques, notamment le Lycra, le Spandex dans les pays anglo-saxons, qui gaine le corps, cela le redresse un petit peu, de manière moins agressive que le corset. Le maillot est aussi né dans les laboratoires de chimie.

Deux Pièces
Deux Pièces © SDP Les Pérégrines

Le maillot concentre aussi des combats politiques. Vous racontez cet épisode lors de l’élection de Miss Pérou en 2017…

C’était magnifique. C’était merveilleux. Les candidates avaient choisi le moment où elles devaient donner leurs mensurations pour partager des statistiques alarmantes sur la violence à l’égard des femmes. « Mon nom est Camila, mes mesures sont de 2202 cas de féminicides signalés au cours des 9 dernières années dans mon pays » ou encore « Mon nom est Samantha Batallanos, je représente Lima, et mes mesures sont qu’une fille meurt toutes les dix minutes à cause de l’exploitation sexuelle » … Je me suis dit que si on peut manifester notre féminisme en maillot doré, tout va bien.

Et aujourd’hui, où en sommes-nous ?

J’ai découvert avec plaisir que c’était le retour du topless, à la maison, en ville, à la plage. La jeune génération qui a connu l’enfermement se rend compte de ce que signifient la liberté et le confort du corps féminin. Cela dit, on a toutes des complexes et il faudrait peut-être arrêter de se regarder le nombril pour ne plus en avoir. Il faut décapitaliser ce corps. Être dedans et ne pas seulement paraître dedans. Pour le reste, il ne faut pas oublier que le marché du maillot pèse 16, 8 milliards d’euros dans le monde et que c’est une industrie de l’oppression. Mais on peut refuser d’être oppressées, s’éloigner de ce capitalisme et préférer le bonheur de marcher sur la plage, de manger une glace, de faire des pâtés de sables, de ne rien faire, d’être attaqué par la chaleur qui empêche clairement de travailler.

(*) Les dessous du maillot de bain, par Audrey Millet, éditions Les Pérégrines.

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