Edgar Kosma

Likons-nous vivants

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Au royaume des réseaux sociaux, les jours passent et ne se ressemblent pas. Entre les buzz et les likes, le vrai et le fake, Edgar Kosma scrolle le fil d’actu d’un siècle décidément étrange. Hashtag sans filtre.

Cela fait aujourd’hui quinze ans qu’il se passe chaque jour des choses sur Facebook. Des choses parfois drôles, des choses parfois intéressantes et des choses souvent ni drôles ni intéressantes. Quinze ans, dans la vie d’un être humain, ce n’est pas rien. Durant cette période, j’ai appris à naviguer dans les moindres recoins de cet écosystème et à reconnaître des comportements typiques d’apparitions, de disparitions et de réapparitions. Un de ceux qui me fait sourire, c’est lorsque des gens y font leurs adieux, genre «J’en ai marre de ces polémiques quotidiennes, besoin de me ressourcer, blablabla…» Là, leurs amis viennent valider ou contester cette décision, et espèrent se recroiser sous d’autres cieux, plus authentiques. Puis, quelques semaines plus tard, le déserteur poste une photo comme si de rien n’était et tout repart comme en 40.

‘J’ai décidé de rester un ami fidèle de ce défunt.’

Pointons aussi les mauvais élèves qui sont suspendus pendant une période, pour avoir partagé un contenu considéré comme offensant ou déplacé par un algorithme qui n’a beau être qu’une longue série de chiffres mais qui porte quand même en son cœur les valeurs puritaines des USA. Lorsque, quelques semaines plus tard, on les voit réapparaître dans notre fil d’actu, c’est souvent avec un discours de résistant, comme s’ils avaient passé un mois en cellule d’isolement et qu’ils revenaient plus déterminés que jamais à se battre contre la censure. «Du calme, Robert, tu avais juste reposté un article anti-woke, on est loin de Jean Moulin!»

A côté de cela, on observe un autre phénomène, plus radical et moins amusant, mais dont on ne peut faire l’impasse en cette période de Toussaint: les profils des personnes décédées qui continuent à hanter nos fils d’actu. Je me souviens avoir dit un jour à une copine que je pensais supprimer une personne décédée de mes amis, prétextant qu’elle ne posterait de toute façon plus jamais rien, et cette personne avait trouvé mon idée immorale. Face à sa réaction, j’ai décidé de rester un ami fidèle de ce défunt que je n’avais jamais rencontré de son vivant.

Depuis le jour de mon inscription sur Facebook, en l’an de grâce 2007, combien de mes «amis» sont morts? Je passe rapidement ma liste en revue et, en quelques minutes, j’y trouve pas loin d’une petite dizaine de personnes décédées. Et comme je compte dans mes amis pas mal de gens que je ne connais pas personnellement, il y en a peut-être encore plus. D’ailleurs, comment faire la différence entre un profil vivant et un mort? Selon des chiffres glanés ci et là sur le Web, chaque jour, sur le réseau qui compte près de 2,3 milliards d’inscrits, près de 8000 personnes décèdent, soit près de 3 millions par an. Et avec le temps et le vieillissement des usagers, cela ne fera qu’empirer. Dans l’hypothèse où Facebook poursuivrait sa croissance au même rythme, le réseau compterait plus de morts que de vivants en 2070: 8 milliards d’inscrits et plus de 4 milliards de morts.

Le plus souvent, ces comptes restent actifs, pas au sens de «en activité» mais plutôt «pas désactivés». Quand on se rend sur leur profil, il y a encore leur dernière publication, puis, parfois, au-dessus, des vœux d’anniversaire de gens qui les croient toujours vivants, ou des amis proches qui viennent écrire un petit mot sur leur mur, comme on irait déposer une gerbe de fleurs sur la tombe. Il ne s’agit bien sûr pas là d’un manquement des développeurs, car Facebook, comme pour presque tout, a élaboré une solution pour cette éventualité, mais peu de gens semblent au courant. La procédure à suivre est pourtant simple: désigner un ami-testamentaire qui pourra, à notre décès, faire passer notre profil d’un statut actif à un statut «commémoratif». Un profil-mémorial sur lequel nos proches pourront venir se recueillir en notre mémoire. Petit conseil aux vivants: lorsque nous sentirons nos forces nous quitter, pensons donc à importer une belle photo de profil car celle-ci pourrait nous subsister pour des siècles et des siècles. Emoji triste.

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