Lisette Lombé

Louvre, havre de nostalgie

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Au compteur de mon podomètre, dix kilomètres. Dix kilomètres à l’abri des fortes chaleurs, musardant dans les dédales du Musée du Louvre. La dernière fois que j’y étais venue, je devais avoir 17 ou 18 ans. Voyage de jeunesse avec ma sœur cadette. Nous avions d’abord fait une halte à Londres, arpenté la City, acheté quelques bijoux de pacotille avec notre budget d’étudiantes jobistes, visité gratuitement le British Museum, lézardé et rêvé à ce que serait notre vingtaine. Ensuite, nous avions enchaîné avec Paris.

Sur les photos, nous posons à côté du TGV que nous prenons pour la première fois. Nous nous émerveillons de la taille de l’écran du cinéma Le Grand Rex. Nous utilisons l’expression «monter à la capitale», même si, géographiquement, nous descendons. Cet été-là, il avait aussi fait très chaud. Je me souviens d’un léger mal de tête qui ne m’avait pas quittée. J’avais lu que le manque d’hydratation pouvait provoquer cela. C’était l’âge des lieux incontournables plutôt que des curiosités hors des sentiers battus. Grâce à nos pass culturels achetés à la gare, nous avions évité des files interminables au Château de Versailles. Epoque de la vie devant soi.

« Les veines et les muscles des statues de marbre nous rappellent que la chair ne fait pas le poids face à la pierre. »

Aujourd’hui, voilà que j’entre avec la même facilité au Louvre mais avec un quart de siècle en plus dans la vue. Je suis invitée, dans le cadre d’un projet littéraire, à écrire un poème sur le lieu. Madeleine de Proust dès les premières marches des escaliers de la cour Puget. Une lumière généreuse jaillit de la verrière. J’imagine la cohue autour de la Vénus de Milo et je savoure le calme dans cette aile du bâtiment. Les veines et les muscles des statues de marbre nous rappellent que la chair ne fait pas le poids face à la pierre.

Comme lors de chaque halte dans des lieux patrimoniaux, je suis traversée par des sensations très contrastées. Fascination face au génie créateur. Humilité par rapport à la profusion des œuvres et leur inscription dans le temps long. Souhait sincère que le plus grand nombre puisse goûter à ce vertige, puisse être saisi par ces chocs esthétiques, cette beauté aux mille matières. Mais aussi conscience des contextes historiques, connaissance des débats sur la restitution de certaines pièces. Je me souviens de cette étrange et subite nausée qui m’avait obligée à m’asseoir à la fin d’une visite du Musée de Tervuren. Perte du regard naïf de l’enfant qui s’extasie devant les animaux empaillés.

« Si rien n’échappe à l’érosion, pourquoi lutter ainsi contre elle?« 

Je liste des mots que j’utilise peu et qui sonnent merveilleusement à mon oreille: porphyre, serpentine, candélabre, bonbonnière… J’en apprends de nouveaux, comme situle ou diorite. J’ai oublié d’emporter un carnet. Je prends des notes sur les feuillets offerts dans ma chambre d’hôtel, avec le crayon ordinaire et la bouteille d’eau. Casque sur les oreilles, je marche en écoutant un album planant de Max Richter, Voyager, qu’un lecteur de ce magazine m’a fait découvrir il y a quelques mois et qui m’accompagne souvent, depuis. Comme un refuge. Volume faible. J’entends toujours le craquement du parquet foulé par les milliers de pas. Je m’imagine des fils précieux tendus entre des détails semblables, de toile en toile. Une histoire des sandales, une histoire des poignards, une histoire des diadèmes… Je lève les yeux vers les plafonds, m’arrête, sens la tension dans la nuque. Vie luxuriante qui nous échappe si on ne prend pas le parti de la contemplation. Craquelures qui rassurent et effraient. Si rien n’échappe à l’érosion, pourquoi lutter ainsi contre elle?

J’en oublierais presque la présence des enfants. Un petit garçon grimpe sur le dos de son frère pour photographier la Joconde. Travail d’équipe. Pyramide de joie. Je repense à ma sœur et à nos jeux de jadis. Un autre, près de la sortie, glisse au sol et son père, exaspéré, au lieu de le consoler, lui décoche un coup de pied sur les fesses lorsque celui-ci se redresse. Scène de violence ordinaire. Le langage non verbal est encore plus saillant avec cette musique sans mots sur les oreilles. Ai-je bien vu? Déjà la famille est happée par le flot des visiteurs et disparaît. Sur un panneau, quelques minutes plus tôt, j’avais pu lire ceci: «Merci d’être courtois avec le personnel du musée.»

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