Lisette Lombé
Nous reposer? Une gymnastique de tous les jours?
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
Il y a quelques jours, alors que j’insérais de la monnaie dans un horodateur, j’ai laissé tomber mon téléphone sur le trottoir. Vitre fissurée sur toute la longueur, touches bloquées, écran inutilisable. Je devais rejoindre des amies au restaurant et cette mésaventure a occupé les premières minutes de nos retrouvailles. Je me suis aperçue qu’il me fallait relier cet événement à un autre, survenu un peu plus tôt dans la semaine: l’oubli de mon câble d’ordinateur chez mes parents, à Namur.
L’univers était en train de m’envoyer un signe. Encore un signe sur le chemin de la décélération. Technologie en rade. Déconnexion forcée au cœur des vacances scolaires. Sans ces deux contrariétés (ma fille se moque du choix du mot contrariétés dans ma liste de synonymes car elle ne l’a jamais utilisé, m’apprend-elle), sans ces deux contrariétés, je n’aurais pas décroché de ma messagerie professionnelle ou de mes réseaux alors que j’avais bien indiqué off, en gras et en rouge dans mon agenda. Peut-être que certaines personnes se reconnaissent dans cette difficulté à breaker totalement, peut-être que d’autres s’y sentent totalement étrangères, et j’envie ces dernières, comme j’envie mon fils cadet capable de dormir douze heures d’affilée. Moi, j’ai l’impression que mon métier artistique m’impose une veille, une présence, une obligation de réactivité. Et en tant que maman, j’imagine un cordon ombilical virtuel impossible à couper. Qui n’est pas l’otage de ses propres croyances limitantes?
‘Ne pas permettre au ressentiment d’occuper tout l’espace mental.’
Humilité face à cette forme particulière de dépendance qui est plus souvent pointée du doigt et plus souvent fustigée chez les adolescents que chez les adultes. Merci aux forces contraires à la fébrilité, aux vents qui portent les corps vers les plages du repos. Merci de me permettre de goûter à nouveau, le temps de la réparation, le temps d’un long week-end, au système D, au téléphone arabe, aux rendez-vous pris bien en amont et auxquels on se tient, aux déplacements sans GPS, à la marche sans podomètre, au réveil sans alarme, aux activités sans horloge, aux aléas, à la boussole intérieure. Merci pour cette occasion de me reposer de mes fonctionnements habituels. Merci pour la piqûre de rappel aux incorrigibles workaholics qui oublient les bonnes résolutions d’après le burn out ou le confinement.
Cette série de merci m’en rappelle un autre. Je repense soudain à une amie qui, sur un banc, par une après-midi ensoleillée, m’invite à remercier une personne, qui m’a pourtant manqué de respect, m’invite à la remercier pour tout ce que celle-ci m’a apporté, en dehors de ce comportement inélégant. Constater que la colonne des plus est nettement plus remplie que la colonne des moins. Ne pas permettre au ressentiment d’occuper tout l’espace mental, ne pas réécrire toute l’histoire dans le sens de l’aigreur, se respecter sans se perdre, ne pas confondre la compréhension, l’acceptation et le pardon, rester fidèle à son tempérament profond malgré les tempêtes, les affrontements et les affronts, continuer à accorder facilement sa confiance mais en apprenant à protéger sa sensibilité. Parfois, une conversation sur un banc avec une amie pleine de sagesse vaut dix séances de psy. Je comprends mieux ce que veut dire vieille âme dans sa bouche.
A la terrasse du café, en face de notre banc, la conversation animée d’un groupe de jeunes femmes, déguisées, joyeuses, contraste avec la tournure sérieuse et profonde de nos échanges. L’une d’elles a attaché le cordon d’un ballon gonflé à l’hélium à son poignet. Le ballon est de couleur dorée. Il a la forme de deux chiffres. La jeune femme fête ses vingt-trois ans. Vingt ans de moins que moi. Je me suis tenue à sa place, je me suis sentie insouciante et immortelle, attractive et attirante, libre et libérée, sans compte à rendre à personne.
Je fus. Le passé simple est impitoyable pour qui vieillit. J’ai été. Le passé composé tranche moins sèchement entre les saisons de la vie. Je suis. Le présent est un doute assumé, une complexité embrassée à pleine bouche. Je serai. Le futur est paroles emportées par le vent. Qui sait ce qui se dit de beau sur notre bonheur à venir en notre absence?
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