Nouvelle ère des boutiques: comment consommerons-nous à l’avenir?
Offrir des expériences au lieu de vendre des produits: selon Doug Stephens, expert en commerce de détail, la pandémie annonce une nouvelle ère pour les boutiques.
L’année 2022 marquera-t-elle la reprise d’un secteur de la distribution très touché par la situation sanitaire? Selon le futurologue canadien Doug Stephens (57 ans), il ne faut pas espérer un retour rapide à la normale: la pandémie n’est pas seulement une crise temporaire, mais un vortex qui va catapulter les consommateurs et les commerçants dans l’ère post-numérique. Cependant, les commerçants sont à peine conscients de cette révolution, comme l’expliquait le fondateur de Retail Prophet lors des Fashion Talks à Anvers l’automne dernier: « Les détaillants se focalisent sur leurs bénéfices, et les managers de magasins voient rarement plus loin qu’un jour, une semaine ou un trimestre. Beaucoup commencent l’année avec des plans innovants, mais se tournent immédiatement vers les remises et autres formules démodées dès que les résultats ne sont plus satisfaisants. »
Selon le consultant du groupe de luxe LVMH, de L’Oréal, d’Ikea et de BMW (entre autres), l’un des changements majeurs est le succès du télétravail. « Des études ont prouvé qu’une grande majorité des travailleurs ne veut plus faire la navette entre la maison et le boulot tous les jours, explique Doug Stephens. Beaucoup déménageraient dans un endroit plus calme si leur situation professionnelle le permettait. Même si une proportion minime des employés de bureau le faisait, l’impact sur l’infrastructure commerciale dans les villes et le long des trajets domicile-travail serait énorme. Le télétravail va bouleverser le paysage de la vente au détail, c’est certain. Personne ne construit sa vie autour du commerce de détail, c’est plutôt l’inverse. »
Les détaillants indépendants n’ont-ils pas plus à craindre que les grandes chaînes?
Pas nécessairement. De nombreux petits commerçants ne possèdent pas de fonds mirobolants et ne tiendront pas plus de quelques mois si leurs ventes s’effondrent. Cependant, certains ont un lien particulier avec les consommateurs en raison de leur ancrage local, et pendant la pandémie, ces clients ont également choisi en masse d’acheter chez des détaillants locaux avec lesquels ils ont une réelle affinité. En outre, la fermeture de nombreux magasins et la baisse des loyers qui l’accompagne vont créer de nouvelles opportunités. Des emplacements en or, comme la Cinquième Avenue à New York et les Champs-Elysées à Paris, vont également accueillir des start-up aux concepts innovants.
Avant la pandémie, l’e-commerce représentait environ 14% du chiffre d’affaires total du secteur de la vente au détail. Cette année, il est question d’un peu moins de 20%. Peut-on en conclure que les magasins physiques résistent?
Si l’e-commerce est un livre à douze chapitres, nous venons de terminer le premier. De nombreux détaillants ont développé leurs ventes numériques pendant la pandémie, tandis que notre confiance dans les achats en ligne a augmenté. Des start-up américaines à succès telles que Carvana et Warby Parker vendent des produits connus pour être compliqués, comme des voitures d’occasion ou des lunettes, sans que vous ayez à vous déplacer. Nous pourrions donc suivre les traces de la Chine: avant l’épidémie de SRAS en 2002-2004, le commerce électronique y était inexistant, aujourd’hui les achats en ligne représentent plus de la moitié du chiffre d’affaires. Mais le plus grand danger vient d’Amazon, d’Alibaba et de leurs semblables, qui ne cesseront de gagner en puissance. En raison de la concurrence accrue dans le domaine de l’e-commerce, ces géants se concentrent désormais sur des secteurs plus lucratifs tels que l’assurance, la banque et les soins de santé. Nous serons bientôt en mesure d’obtenir à peu près tout ce dont nous avons besoin auprès d’un unique acteur. Les sneakers et les appareils électroniques ne seront que les miettes de pain qui nous attireront vers la plate-forme. Ensuite, de nos achats quotidiens à nos prêts, tout pourra se faire via une seule facture mensuelle — un écosystème qui pose d’énormes défis à tout autre détaillant.
Certaines choses restent néanmoins difficiles à acheter en ligne car elles nécessitent d’être touchées, un tissu d’intérieur par exemple…
Aujourd’hui, la boutique physique reste souvent notre premier choix, surtout si l’aspect tactile, les retouches ou la connaissance du produit sont des critères de premier plan. Mais cela changera dans cinq à dix ans, lorsque le métavers et les nouvelles technologies immersives seront à leur apogée. Sentir des tissus à travers des gants dotés de capteurs haptiques, essayer des vêtements avec un avatar qui reflète votre morphologie, parler à quelqu’un comme si vous étiez à côté de lui… Toutes ces choses relèvent moins de la science-fiction qu’on ne pourrait le croire, et le shopping sur Internet fera bientôt partie du passé.
Ce n’est pas parce que la technologie existe que les gens veulent ou peuvent l’utiliser. Les consommateurs plus âgés sont souvent peu intéressés par les services bancaires en ligne et mobiles, par exemple.
Notre technologie informatique actuelle est bien loin de la relation immersive et interactive avec la technologie que l’on nous promet sans cesse. Les appareils, systèmes d’exploitation, applications et mots de passe compliqués rendent tout inutilement difficile. Mais je m’attends à ce que la technologie devienne de plus en plus conviviale, surtout si nous pouvons la contrôler avec notre voix ou nos yeux. Le champ des possibles sera alors des plus vastes, notamment pour les personnes âgées ou porteuses d’un handicap physique, tant pour rencontrer d’autres gens que pour visiter des lieux et vivre des expériences.
La pandémie ne nous apprend-elle pas que rien ne peut égaler le contact social direct?
Nous aurons toujours envie d’interactions et d’expériences sociales dans un espace physique, et l’omniprésence de la technologie renforce ce phénomène. De nombreuses personnes ne souhaitent rien d’autre que de se retrouver au milieu d’une foule et de fréquenter à nouveau les salles de concert et autres lieux physiques. Mais je pense que d’autres ont aimé la distance et l’intimité que les confinements nous ont imposées. Certains seront réticents à l’idée de revenir dans les magasins, soit parce que le virus continue à leur faire peur, soit parce qu’ils sont habitués à une vie différente. Le renouveau des rues commerçantes pourrait donc être plus faible que prévu.
Dans votre dernier livre, Resurrecting Retail, vous dites que le magasin physique doit se réinventer. Pourquoi?
Les boutiques sont depuis longtemps un maillon essentiel de la relation entre les consommateurs et les marques. Les consommateurs en avaient besoin pour obtenir des produits et des informations sur ceux-ci, les marques pour acheminer leurs articles vers le client. Cette fonction de canal de distribution a disparu. L’e-commerce est désormais ancré dans notre quotidien: nous pouvons faire des achats et nous renseigner sur les produits sur Instagram, Facebook, TikTok et YouTube, et alors que nous avions l’habitude d’aller chercher les produits, les systèmes de livraison remplacent nos déplacements. A l’inverse, les labels n’ont plus besoin de boutiques physiques pour toucher les clients ; ils peuvent le faire par d’innombrables autres canaux. En outre, les magasins physiques sont tributaires des heures d’ouverture et des stocks et, comme on le constate de plus en plus, ils sont vulnérables aux pandémies et autres crises. ( Il montre son smartphone) Ce truc est ouvert 24 heures sur 24.
Les boutiques ont-elles encore un avenir?
Certains détaillants voient l’augmentation de leur chiffre d’affaires en ligne et se disent: je vais fermer mes boutiques physiques. Mais ils passent alors à côté d’un phénomène plus large que j’appelle l’inversion de l’entonnoir marketing. Par le passé, les marques utilisaient les panneaux d’affichage, les publicités et les médias sociaux pour attirer les consommateurs. Les magasins physiques n’intervenaient qu’à la fin, comme point de distribution, après que la décision d’achat ait été prise. Aujourd’hui, les rôles sont inversés: les canaux médiatiques qui nous entourent s’apparentent de plus en plus à des magasins, tandis que les détaillants avant-gardistes commencent à utiliser leurs magasins physiques comme un canal médiatique, comme un endroit où susciter l’intérêt et ensuite attirer les clients vers leurs canaux numériques. Regardez les magasins Nike House of Innovation à New York, Shanghai et Paris: ce ne sont pas des boutiques, mais des « experiential playgrounds » où vous pouvez tout essayer, être inspiré et être aspiré dans le monde de Nike. Il s’agit de distribuer davantage des expériences que des produits Nike, car ceux-ci sont disponibles partout.
Un site Internet et un post Instagram peuvent toucher des millions de personnes, et coûtent beaucoup moins cher…
Le paysage numérique est inondé de contenus et d’acteurs, et donc de moins en moins efficace en tant que canal médiatique. Le coût par client acquis a augmenté de façon spectaculaire ces dernières années. Stitch Fix, un service américain de stylisme individuel, dépensait environ 31 dollars par client sur ses canaux numériques en 2016. Aujourd’hui, ce montant s’élève à 350 dollars. La bonne nouvelle, c’est que les détaillants ont quelque chose de bien plus puissant que les bannières et les publicités YouTube: rien ne crée un lien aussi fort avec les consommateurs que les magasins physiques qui donnent un visage humain aux marques et permettent un contact et une interaction directs. Une boutique est un lieu où les commerçants peuvent non seulement vous plonger dans leur univers et susciter des émotions, mais aussi marquer les esprits par la qualité de leur service. Il y a quelque temps, j’ai parlé à un géant de la beauté dont les centaines de boutiques attirent 80 millions de visiteurs par an. Lorsque j’ai demandé combien il faudrait débourser pour toucher autant de personnes de manière aussi intense par voie numérique, il m’a donné une estimation « astronomiquement élevée ». Je tiens simplement à dire que les détaillants ne doivent pas uniquement considérer les chiffres de leurs points de vente physiques, mais aussi leur valeur médiatique. Chez Nike, les boutiques stimulent à la fois le comportement d’achat en ligne de leurs visiteurs et les ventes en ligne des boutiques voisines.
L’âge du groupe cible n’est-il pas déterminant? Les jeunes ont davantage l’habitude d’acheter en ligne.
Tout dépend à quoi les consommateurs accordent leur confiance. Les personnes plus âgées préfèrent faire leurs achats dans des magasins physiques, où elles peuvent parler à un employé et revenir si nécessaire. Mais en tant qu’entrepreneur, vous ne pouvez pas vous limiter à un groupe cible dont la taille diminue, et pour les Millennials et la génération Z, l’expérience est aussi importante que le produit lui-même. Ils n’affichent pas leurs achats sur les médias sociaux, mais leurs visites de boutiques, car c’est leur capital social. Voilà la différence avec ma génération, pour qui posséder est plus important. De nombreux détaillants se concentrent entièrement sur leur offre de produits, alors que la véritable question est de savoir quelles expériences ils proposent. Votre boutique raconte-t-elle une histoire passionnante qui suscite l’intérêt des clients et encourage l’interaction? Je ne veux pas dire que les magasins physiques ne sont plus qu’un canal médiatique positif. Si le personnel de l’enseigne est désagréable ou si celle-ci est mal organisée, votre expérience risque d’être négative.
Raconter une histoire forte, offrir une expérience mémorable: par où commencer?
Les détaillants doivent se défaire de l’idée que tous les canaux sont utiles et qu’il leur faut offrir une expérience homogène, à la fois physique et numérique. Un magasin physique n’est pas un site Web ou une appli mobile: à chaque canal ses propres caractéristiques et opportunités. Il convient alors de déterminer un objectif, des valeurs. Auparavant, il était question de facteurs tels que l’offre, le prix et la proximité, mais ceux-ci ne sont plus pertinents. Les consommateurs ne se demandent en effet plus où ils peuvent trouver des baskets ou d’autres biens: ils peuvent se les procurer partout, et il existe d’innombrables alternatives pour chaque produit. Mais les magasins peuvent faire la différence en termes d’expérience client et être la réponse à des questions plus profondes des consommateurs.
Avez-vous de bons exemples?
Selon moi, les détaillants peuvent faire la différence dans quatre domaines. D’abord, il y a la culture, le domaine des storytellers et des griffes engagées comme Nike et Patagonia. Ici, la question centrale est: « Quelle marque m’inspire, et correspond à mes valeurs en tant qu’être humain? » Cette méthode fonctionne, car notre confiance dans la politique et les autres institutions traditionnelles vacille, et nous nous tournons de plus en plus vers les labels pour trouver un changement social, un leadership moral et un sentiment d’appartenance à un groupe. Un autre domaine est celui des loisirs. A quoi pouvons-nous bien passer notre temps? Je pense ici aux enseignes Selfridges et au magasin de jouets Camp de New York, où il est davantage question de jeu, d’action et de sortie en famille que de vente à proprement parler. Autre exemple: la boutique du spécialiste des vêtements d’extérieur Canada Goose à Toronto, où vous pouvez faire l’expérience du climat polaire dans une chambre froide. Les détaillants peuvent également s’imposer en matière d’expertise: à qui puis-je faire confiance, qui me donne les meilleurs conseils? Enfin, il y a les marques qui se distinguent en proposant un produit supérieur en termes de fonction et de design, comme Apple et Dyson. Mais il n’y a pas de formule magique: tout dépend de l’ADN de votre entreprise.
Quelle est la différence avec les concepts déjà ancrés tels que le branding et l’identité de marque?
Le branding est souvent confondu avec la publicité, où les marques affirment des choses sur elles-mêmes. Le branding concerne ce que les autres disent de vous et repose sur l’ensemble de votre activité. Un positionnement clair aide les détaillants à faire des choix, qu’il s’agisse du contenu qu’ils produisent, du type de technologie qu’ils utilisent ou de l’approche qu’ils adoptent pour leurs magasins. De nombreuses marques veulent tout faire dans leur communication. Elles parlent de qualité, de service, etc., et gaspillent leurs efforts. Une griffe comme Patagonia parle toujours de la même chose: de l’environnement, de la protection de notre milieu naturel et du plaisir de la vie au grand air, et c’est l’approfondissement continu de ce thème qui attire les clients.
Si la vente de produits devient une préoccupation secondaire, les magasins physiques ont-ils encore besoin de vendeurs?
En tant que détaillant, votre politique du personnel doit également être en accord avec votre positionnement. Si vous êtes une marque de divertissement, travaillez avec des animateurs et des pros qui vous guideront. Si vous excellez dans l’ingéniosité technique ou si vous défendez une cause, vos employés doivent l’incarner et avoir la même passion. En fait, les détaillants doivent recruter des ambassadeurs de leur marque. Je travaille moi-même avec Allure, une boutique de beauté à New York qui ne fait pas appel à des vendeurs, mais à des influenceurs: des personnes qui utilisent les produits, qui parlent par expérience et qui doivent leur autorité à cela. Il ne suffit plus de transmettre des connaissances apprises par coeur. Aujourd’hui, les consommateurs connaissent souvent les labels et leurs offres, mieux que le personnel des magasins.
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