Lisette Lombé

Comme le goût d’un dernier baiser

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Cette vingt-huitième chronique, j’en commence la rédaction dans le hall de la gare de Liège-Guillemins. Mon train pour Paris est annoncé avec cinquante et une minutes de retard. Je peux oublier ma correspondance pour Besançon, où je me rends dans le cadre de la Journée internationale pour l’élimination des violences à l’égard des femmes. J’essaye de me rappeler où j’étais à pareille époque l’année passée. Je n’y parviens pas.

Depuis le premier confinement, mon rapport au temps a vrillé. L’annulation d’événements pour cause de force majeure qui était, par définition, exceptionnelle, est devenue une possibilité quotidienne d’être testée positive. Sensation de poigner dans le vide. Obligation de lâcher prise, d’avancer sans plus chercher du sens dans chaque acte posé. Juste désapprendre à anticiper avec trop d’enthousiasme, à se projeter avec trop d’attentes. Le problème, c’est qu’en se protégeant ainsi de la déception, on se coupe également de toute espérance. Et que pèse une existence sans espérance dans la balance céleste?

J’observe les décorations de Noël dans les vitrines. A l’entrée de mon quartier, le mot « découvrir » brille à nouveau en toutes lettres, au-dessus de nos têtes. Non loin de l’école de mes enfants, c’est le verbe « aimer » qui scintille au vent. La poésie s’invite partout. Elle tient en quelques voyelles et quelques consonnes. Elle tient en quelques guirlandes lumineuses qui rappellent la beauté des étoiles. Elle tient aussi dans une boîte à livres à donner, dans la poche d’une veste ou sur un marque-page qui conseille aux lecteurs et aux lectrices de faire confiance à leur curiosité.

Je relis mes notes griffonnées depuis le début de l’automne. Sont hachurés, les bouts de phrases utilisés pour les chroniques précédentes. On dirait un dossier classé de la CIA avec des informations sensibles ostensiblement barrées de noir. Dans la matière restante, un fil rouge commence à se tendre, d’un souvenir de môme à un autre souvenir de môme. J’ai croisé treize enfants en larmes en treize mois, si j’en crois mes trois calepins. Cela fait une moyenne d’un petit être qui chiale par mois, été comme hiver.

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On peut penser caprice, fatigue, grosse colère qui va passer. On peut compatir avec les parents, on peut se souvenir avoir été à leur exacte place quelques années auparavant, on peut se dire: « Courage! » ou « Mieux vaut pour vous que pour moi! » ou « Je ne saurais plus! » Moi, je ne suis pas équipée pour résister aux pleurs des enfants. J’y entends toute la souffrance du monde. Ça me traverse, ça m’éperonne, ça me liquéfie. Si je travaillais dans le social, je serais le prototype du sauveur en cape blanche.

Flash. Ce cri à la gare de Paris-Nord. Le père et le fils occupent une table à l’extérieur, devant un fast-food. Quelque chose sur le plateau ne semble pas convenir au gamin, qui hurle comme une sirène. Le père mange calmement. Est-ce que ce calme n’est qu’apparent? Est-ce que ça ne bouillonne pas en lui? Est-ce qu’il sent sur son dos le regard de tous ces badauds? Pas le temps de se questionner. Ne pas louper son train.

A côté de la liste des pleurs, il y a aussi celle des rires. Souvenir. Un soir, à un feu rouge, une voiture avec des plaques allemandes s’arrête à ma hauteur. Par la fenêtre avant abaissée, sur le siège passager, j’aperçois un garçonnet avec des cheveux coupés ras. Il me fait penser à un militaire, en miniature. Il porte un chien plus grand que lui sur ses genoux. Il aime ce chien. Il l’enlace comme seules les personnes qui aiment les bêtes enlacent leur animal. Ai-je jamais vu plus lumineux sourire? Sourire des dents de lait tombées. Sourire de la vie devant soi. Je conserve le sourire et je balaye ma première réflexion: « Il devrait être au lit depuis belle lurette, ce petit! » Ça vaut bien des cernes sous les yeux, une entorse joyeuse à l’heure habituelle du coucher, non?

C’est assez juste que cette dernière chronique des Trottoirs philosophes se termine par le sourire d’un enfant. Je remercie l’équipe du magazine pour ce rendez-vous bimensuel qui m’a permis d’explorer une autre facette de mon écriture et de mon coeur, plus tendre, plus calme, plus apaisée.

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