Pourquoi c’est si difficile de reconnaître (et de surmonter) l’addiction à la nourriture
Moins stigmatisée que l’accoutumance à l’alcool ou aux drogues, l’addiction à la nourriture ronge pourtant tout autant les personnes qui en souffrent. D’autant plus que contrairement à d’autres addictions, ici, le poison est aussi (en partie) l’antidote.
Dans l’imaginaire collectif, « addiction » rime souvent avec « jeton ». Ceux distribués aux réunions d’addicts anonymes, qui affichent ainsi fièrement le nombre de jours, mois ou années passés sans consommer la substance dont ils ont eu tant de mal à se désaccoutumer. Sauf que dans le cas de l’addiction à la nourriture, l’abstinence est forcément condamnée à l’échec, manger étant nécessaire pour vivre.
De quoi expliquer pourquoi cette accoutumance est si difficile à déceler et à surmonter? « L’addiction à la nourriture est une dépendance méconnue souvent négligée et assimilée à un état de boulimie. Et pourtant. En y regardant de plus près on observe que l’information de récompense (dopamine) délivrée après le repas emprunte le même cheminement neurobiologique que l’alcool, le sexe ou la cigarette » pointent les experts de la plateforme de suivi bariatrique Follow Surg. Qui notent également qu’un « nombre croissant de travaux soulignent les proximités cliniques et en termes de facteurs de risque entre l’addiction à l’alimentation et les autres addictions ».
Mais comment savoir si un appétit est simplement solide ou bien pathologique?
Compulsion ou dépendance ?
Pas si simple. Ainsi que le regrette le Dr Vera Ingrid Tarman, auteure du livre sur la dépendance alimentaire Food Junkies: The Truth About Food Addiction, le corps médical a tendance à ignorer, voire même nier l’existence de la dépendance alimentaire, jugeant qu’il s’agit d’une compulsion psychologique et non d’une dépendance physique au même titre qu’une dépendance à l’alcool ou à la drogue, par exemple.
Et pourtant, le terme d’addiction à la nourriture est entré dans le vocabulaire médical dès les années 50, quand Theron Randolph, allergologue étudiant les allergies alimentaires, l’a définie comme «une adaptation spécifique d’un ou plusieurs types d’aliments consommés régulièrement, auxquels une personne est très sensible, produisant un ensemble de symptômes décrits comme similaires aux processus addictifs». Autrement dit, malgré le spectre plutôt vaste du diagnostic « addiction à la nourriture », une personne peut être accro à un seul type d’aliment, le bon Dr Randolph soulignant que « les farineux (maïs, blé, pommes de terre), la caféine et les œufs semblaient favoriser ces comportements ».
Les symptômes de cette addiction? Le groupe Food Addicts, fondé sur le principe des Alcooliques Anonymes, liste une série de critères, parmi lesquels l’impossibilité de s’arrêter de manger, une dissonance entre la manière dont on mange en privé et celle dont on se nourrit en public, un sentiment de désespoir provoqué par le rapport à la nourriture ou encore l’habitude de se nourrir en cachette et de stocker les aliments « pour en avoir assez ».
Jusqu’à l’écoeurement
Des critères dans lesquels se reconnaît Eve*, la petite quarantaine, qui a vu des années d’obsession pour son poids et les régimes lentement basculer en dépendance alimentaire. Et pourtant, loin de l’Outremangeur interprété à grand renforts de bourrelets par Eric Cantona, ou plus récemment, de la baleine de Brendan Fraser, à la voir, difficile d’imaginer que cette jeune maman qui rentre confortablement dans une taille 40 souffre d’une addiction à la nourriture. Elle-même a d’ailleurs mis des années de séances de consommation outrancière suivies de purges avant de le réaliser.
« Je pensais que j’étais stressée, peut-être un peu boulimique sur les bords, mais quand j’ai arrêté de fumer, j’ai réalisé que je ressentais exactement la même chose que les fois où je décidais de lever le pied sur les chips et les bonbons. J’étais hyper irritable, fatiguée, à fleur de peau… J’ai décidé d’en parler à mon médecin traitant, qui m’a aidé à réaliser que ce que je considérais comme des écarts épisodiques et que je qualifiais de « craquages » étaient en réalité des comportements symptomatiques de l’addiction alimentaire » raconte Eve.
Et de confier, avec le soulagement de celle pour qui ils appartiennent à un passé qui s’éloigne un jour à la fois, les courses faites en catimini et dévorées avant que son mari ne rentre du travail (« Lors de ses soirées entre potes, je pouvais démolir plusieurs paquets de chips et boîtes de biscuit en un temps record »), la honte ressentie après chaque séance d’hyperphagie ou encore les arrêts au supermarché entre deux rendez-vous clients pour se gaver de sucreries le temps du trajet, quitte à « avoir peur de mourir comme cette chanteuse américaine qui s’est étouffée sur son sandwich, tellement j’avalais de grandes quantités rapidement, presque sans mâcher ».
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« J’avais beau me jurer à chaque fois que celle-ci, c’était la dernière, il y avait toujours bien une frustration ou un stress qui me faisait replonger tête la première dans le paquet de chips » se souvient la jeune femme. Qui a longtemps fait face en solitaire à la souffrance et à la honte, alors même que l’addiction à la nourriture est toujours plus répandue.
Différencier la culpabilité de l’addiction à la nourriture
Dans Junk Food, l’illustratrice belgo-mexicaine Emilie Gleason prête son trait au journaliste Arthur Croque pour raconter l’histoire de Zazou, « une jeune boulimique de 19 ans se rendant à sa première réunion des Food Addicts Anonymes, les Alcooliques Anonymes de la nourriture. Elle y fera la connaissance de différents malades qui racontent leurs vécus au groupe. »
Objectif: lever le voile sur un mal encore largement méconnu du grand public. Soit la dépendance aux aliments industriels, qui « est une réalité pour des milliers de personnes. En donnant la parole aux victimes, ces food addicts qui ont perdu le contrôle sur leur alimentation, Junk Food lève le voile sur ces drogues du quotidien, surchargées en sucre et en gras, qui détruisent notre santé et parfois nos vies » détaille Casterman, éditeur de cet hybride entre enquête et BD paru début janvier 2023.
Pour Emilie Gleason, tout commence toutefois en 2015, lors d’une visite de sa famille mexicaine, « dont un membre rajoute deux cuillères de sucre à son verre de Coca. C’était insensé! En creusant sur le sujet, je découvre le livre de Bernard Pellegrin (Sucre : l’autre poudre blanche) qui m’ouvre les yeux sur l’objectif des lobbies à rendre addict et malade la population, dans l’unique optique de générer du profit. Je décide d’arrêter le sucre et en un mois – au delà de 9 kilos et de mes sautes d’humeur – je perds une acné dont je n’arrivais pas à me débarrasser depuis 13 ans. C’était l’épiphanie » se souvient celle pour qui « travailler sur ce projet m’a permis de différencier cette culpabilité quasi-systématique que l’on a à tous à manger « une part de gâteau en trop » à la véritable addiction ».
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« Pour rappel, l’addiction alimentaire concerne environ 10% de la population mondiale et se passe entièrement dans la tête. Mais quand on vit dans une société où les supermarchés vendent 85% de produits contenant du sucre, il est nécessaire de rappeler que les vrais fautifs sont les industriels qui créent des addicts en masse, et que les répercussions (sont déjà et) vont être catastrophiques » dénonce Emilie Gleason.
« L’addiction est encore si mal comprise, c’est une véritable maladie que l’on porte trop sur la faillite personnelle, regrette l’illustratrice. Mais à l’écoute des food addicts, il est évident que les symptômes sont les mêmes quel que soit le produit, d’où le besoin à travers mon ouvrage de laisser enfin la parole aux victimes ». Et de souligner l’importance de distinguer nourriture et malbouffe. « Cette dernière est aussi utile que le tabac et l’alcool pour le corps. Dans certains états du Mexique, la vente de sucreries et de sodas est désormais interdite aux mineurs, et je ne doute pas que les produits industriels essentiellement composés de la trinité gras-sel-sucre seront légiférés au même titre que les autres drogues légales dans le futur ».
Mais en attendant, comment se libérer de ses compulsions alimentaires?
Accros à la dopamine
Pour les experts de la plateforme Guide Santé, la première étape est d’éviter « totalement la malbouffe et en particulier, s’abstenir complètement des aliments déclencheurs. Lorsque la décision de combattre l’addiction est prise, il est recommandé de rédiger une liste des avantages (perdre du poids, vivre plus longtemps et en meilleure santé,…), et des inconvénients pour réfléchir à la décision. Ensuite, il peut être judicieux de rédiger une liste des comportements et des aliments problématiques et essayer de trouver des alternatives ». Et de citer le Dr Pascale Modaï, nutritionniste et vice-présidente de SOS Addictions, qui rappelle que « ce n’est pas votre estomac qui réclame, c’est votre cerveau », et « on n’est pas accro à la substance dans l’aliment, on est accro à notre propre dopamine ».
Dans son ouvrage Addict à la bouffe, Sophie Ludmann, directrice marketing et fondatrice du site sophieludmann.com, où elle offre une écoute et un dialogue aux personnes souffrant de boulimie, raconte son parcours pour comprendre et accepter ce mal qui l’a rongée durant de longues années. En préface, la psychologue clinicienne Catherine Hervais, forte de ses plus de 35 ans d’accompagnement de personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire, émet une distinction. « En ce qui concerne l’addiction alimentaire, on peut, pour distinguer les gens qui mangent trop des boulimiques « sévères », dire que les premiers s’en plaignent, mais malgré leur excès de poids, ne souffrent pas vraiment de leur addiction et parviennent à se rendre disponibles pour tout un tas d’autres choses. En revanche, toute la vie des personnes qui ont une boulimie sévère tourne autour d’un vide intérieur. Elles sont tendues du matin au soir et ne se relâchent que lorsqu’elles mangent ».
Une description à laquelle a longtemps correspondu Sophie. « Qu’est-ce qui me ronge de l’intérieur ? Qu’est-ce qui est là-dedans et qui est tellement plus fort que moi? Je suis comme une droguée qui va se faire son shoot et que rien ne peut arrêter. Je m’assieds à même le sol et j’étale le contenu de mon sac sur la table basse du salon. Juste manger. M’oublier. Disparaître, presque. Les jours comme ça, c’est trop lourd d’être moi-même. Manger encore et encore. Puis me purger, et recommencer. Le moment est long, mais très bon. Pathétique, mais le plaisir est si intense que même après des semaines et des mois sans crise, j’y reviens toujours » se souvient-elle.
Objectif de cet ouvrage personnel au message universel, « lever le tabou qui existe encore autour de ce mal de vivre et donner un message d’espoir et de résilience. Oui, il est possible de s’en sortir : en apprenant à s’aimer », notamment grâce au yoga et à la méditation en ce qui concerne Sophie.
Changement de régime
Autre option: rejoindre les réunions des Outremangeurs Anonymes, organisées dans différentes villes du pays (la liste ici) et pensées sur le principe des AA, pour rassembler « des hommes et des femmes qui partagent leur expérience personnelle, leur force et leur espoir, dans le but de se rétablir de la compulsion alimentaire ».
« Le jour où j’ai assisté à ma première réunion, bien que ne saisissant pas tous les concepts, j’ai ressenti beaucoup de soulagement. Soulagement de trouver des gens à qui parler, qui comprenaient exactement tout ce que je traversais, qui ne me jugeaient pas, me regardaient avec bienveillance et compassion, et m’acceptaient parmi eux. Ces gens sont devenus des amis » témoigne C., outremangeuse anonyme qui préfère se désigner d’une initiale seulement.
« J’ai appris beaucoup de choses sur moi, et je leur en suis reconnaissante. J’ai aussi acquis une nouvelle façon de voir les choses et je commence à me dire que, si la maladie est un réel fléau, le jour où j’en serai enfin guérie, la vie sera magnifique » confie-t-elle encore.
« La plupart des personnes dépendantes tentent d’arrêter plusieurs fois avant de réussir à long terme. Bien qu’il soit possible de surmonter la dépendance sans aide – même si cela nécessite plusieurs tentatives – il peut souvent être bénéfique de chercher de l’aide. De nombreux professionnels de la santé et groupes de soutien peuvent vous aider à surmonter votre dépendance » conseille pour sa part Kahina Mounier, CEO de Konjac Paris, dont les compléments alimentaires dédiés à la santé digestive ont été pensés après que leur créatrice ait-elle même dû affronter « plusieurs obstacles » dans sa quête d’une alimentation plus saine.
« La dépendance alimentaire est un problème qui se résout rarement tout seul. À moins qu’une décision consciente ne soit prise pour y faire face, il y a de fortes chances qu’elle s’aggrave avec le temps, met en garde Kahina. Les premières étapes pour vaincre la dépendance consistent à dresser une liste des avantages et des inconvénients de l’abandon des aliments déclencheurs, à trouver des alternatives alimentaires saines et à fixer une date fixe pour commencer le voyage vers la santé ».
Et surtout, rappelle la jeune femme, « n’oubliez pas que vous n’êtes pas seul ». Au contraire, même: selon les données compilées par la Fondation pour la Recherche Médicale, si l’on englobe toutes les formes de troubles des conduites alimentaires, on estime que 10 % de la population pourrait être concernée. De quoi libérer quelque peu les personnes aux prises avec cette addiction encore méconnue du poids de la honte et du secret. D’autant que selon les études les plus récentes, celle-ci pourrait en partie être expliquée par des facteurs génétiques, plutôt que le « manque de volonté » qu’on renvoie bien trop souvent aux personnes qui présentent ce type de comportements. Dont vous? Si la lecture de cet article a trouvé un écho particulier, sachez qu’une version francophone de la Yale Food Addiction Scale est disponible, pour déterminer si vos comportements alimentaires tiennent de l’addiction à la nourriture ou non. Et sachez encore que tous les professionnels de la santé sont unanimes: traitée, celle-ci peut être contrôlée, voire même, surmontée. Une bouchée à la fois.
*prénom d’emprunt.
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