En quête de prestige ou comment notre désir de standing guide nos comportements… et nos achats

© Klaas Verplancke
Nathalie Le Blanc Journaliste

Sacs à main luxueux, résidences secondaires, polarisation des débats et énormes ignames. Dans son nouvel ouvrage, l’auteur de best-sellers et journaliste Will Storr analyse la manière dont notre quête de standing guide nos comportements.

Qu’est-ce qui dicte nos actes? Souvent, la réponse à cette question n’est pas claire, et rares sont les personnes qui évoquent « le besoin de prestige ». Or, dans son dernier livre, The Status Game, On Social Position and How We Use It, le journaliste Will Storr avance cette raison. « Notre appétence de statut est enracinée. Pour nous qui sommes une espèce animale, le secret de notre succès réside dans notre capacité à interagir efficacement. C’est en groupe que nous fonctionnons le mieux, et le sentiment d’appartenance est un de nos principaux moteurs. Nous formons des coalitions et prenons soin les uns des autres. Mais pas n’importe comment: nous voulons être estimés, utiles, avoir de l’ascendant, voire diriger. Même les plus introvertis aiment être acceptés et appréciés. Bref, avoir un statut.

Cette propension se manifeste également chez d’autres espèces. La condition des écrevisses, des éléphants et des primates est d’autant plus confortable que leur statut est privilégié ; plus leur position hiérarchique est élevée, meilleure et plus abondante est leur nourriture, plus leur habitat est sûr et plus ils ont de partenaires sexuels. Dans notre univers, le standing n’est pas seulement synonyme de plus de nourriture, de rapports intimes ou d’argent, mais aussi de respect, d’influence et d’admiration. Autant de choses que nous chérissons. »

Vous parlez de « jeu ». Comment expliquez-vous le titre de votre livre?

Nous cherchons l’aval d’autrui et redoutons le rejet. Notre cerveau est façonné pour regarder constamment autour de nous et nous situer par rapport aux autres. C’est pourquoi, dans toute interaction, que ce soit dans le domaine familial, professionnel, communautaire ou sur les médias sociaux, nous jouons pour avoir un statut, souvent de manière inconsciente. Notre façon de parler et nous habiller, mais aussi nos croyances et notre perception de notre propre histoire, ne sont qu’un jeu de statut. De plus, nous faisons partie de nombreux clans: la famille, le boulot, les amis, les groupes Facebook, le club de foot, notre ville, notre pays… Il nous arrive de nous effrayer en voyant des ados solliciter l’adhésion de leurs amis, alors que ce réflexe est ancré en nous.

Le fait de toujours se mesurer semble négatif: cela alimente la compétition, la surconsommation et le conflit. Mais notre besoin de standing a aussi des effets positifs, dites-vous…

Effectivement. Chez les animaux, y compris chez l’homme jusqu’à ce qu’il soit homo sapiens, le statut est surtout lié à la dominance. Je grimpe les échelons de la hiérarchie parce que je constitue une menace physique et que je fais peur. Seulement, ce mode de fonctionnement a cessé lorsque nous avons commencé à vivre en groupe, car il n’est pas agréable de vivre dans une société qui repose sur la lutte. Ainsi, nous avons mis au point d’autres jeux de statut, basés sur des valeurs et le succès, sur le prestige ou la réputation. Chaque groupe réfléchit à ce qu’est « une bonne personne » et récompense celles qui correspondent aux critères. Le jeu de valeurs nous permet de savoir comment nous devons vivre et penser en fonction des attentes.

En quête de prestige ou comment notre désir de standing guide nos comportements... et nos achats
© Klaas Verplancke

Le jeu de valeurs consiste à tâcher d’être « de bonnes personnes », mais le fait que nous ayons tant progressé dépend selon vous du troisième facteur de statut: le succès.

C’est vrai. Exceller dans un domaine nous permet d’accéder à un statut plus élevé. Chasser et cueillir, construire des maisons et écrire des livres, faire des découvertes, décrocher des médailles et mettre au point des vaccins. En soi, le succès offre une hausse de statut. Prenez Sarah Gilbert et Catherine Green, les deux femmes qui ont développé le vaccin AstraZeneca. Bien entendu, elles sont rémunérées, mais ce n’était pas leur but premier. Elles ont résolu un problème de taille et reçoivent en retour admiration, crédibilité et autres récompenses. Le jeu de succès induit donc le meilleur comportement que nous pouvons adopter en tant que personnes et est peut-être plus profitable que le jeu de valeurs. Au XVIIe siècle, l’élite italienne a commencé à s’intéresser aux « connaissances utiles », c’est-à-dire aux sciences. Des organisations comme la République des Lettres, une société internationale composée d’intellectuels qui pratiquaient l’émulation par le biais de nouvelles idées, de pensées originales et des points de vue influents, ont vu le jour. Cette société ne comportait que peu de membres mais certains experts estiment qu’elle symbolise la naissance du monde moderne. Les jeux de valeur et de succès signifiaient non seulement que nous n’étions plus menacés physiquement au sein de notre groupe, mais aussi que nous étions encouragés à être de meilleurs citoyens, à veiller les uns sur les autres, à mettre au point des inventions, à aspirer au succès. Sans ce besoin de statut, nous ne serions pas là où nous sommes.

Qui dit statut dit symboles de statut. Marques de luxe, grosses voitures et montres hors de prix, nous les achetons parce que nous apprécions la qualité, le plaisir et les belles choses. Or, vous affirmez que le besoin d’afficher notre statut est le moteur de la société de consommation et de l’industrie du luxe.

Le neurologue Chris Forth affirme que notre cerveau est entraîné à voir le monde comme un « lieu de récompense ». Il cherche le plus vite possible ce qui est précieux et la manière de l’obtenir. Comme il n’existe pas de grille de lecture en matière de statut, nous attribuons une valeur symbolique aux objets. Il en résulte un marché du luxe qui pèse environ 1,2 milliard de livres par an. Pour rappel, un milliard est égal à mille millions. Les objets que nous possédons montrent au monde extérieur que nous avons de la valeur, et cela nous vaut une attention presque obsessionnelle.

De plus, nous y sommes incroyablement sensibles…

Même chez les plus petits, cette tendance se manifeste. Selon des recherches, environ trois quarts des conflits entre enfants de 18 à 30 mois sont liés à la possession. Si deux mômes sont réunis, 90% de leurs disputes concernent un objet que l’un a en main et que l’autre veut. Mais ces symboles de succès ne sont bien entendu qu’une illusion, comme l’a montré une étude réalisée par la Haas Business School en 2015. Lorsque tous les vice-présidents d’une entreprise ont reçu un set de bureau comportant un stylo, l’un d’entre eux a cherché très vite à en avoir un second et, quatre jours plus tard, tous les vice-présidents en possédaient quatre. En fait, cela n’a pas de sens, parce que l’importance du stylo est complètement projetée. Celle-ci est liée au statut qu’il symbolise. Ce qui est bizarre, c’est que notre cerveau déduit aussi la compétence des gens d’après leurs symboles de statut extérieurs, alors qu’il sait que ce ne sont que des préjugés. Nous savons que les signes extérieurs de richesse ne signifient pas que la personne est intelligente, courageuse ou bienveillante, et pourtant nous jugeons tout le monde d’après ces signes. Les produits de luxe sont le vernis qui couvre le statut. Et comme nous aspirons aussi au statut, nous imitions ce luxe. Mais si nous achetons un produit parce qu’une personne connue ou appréciée l’utilise, c’est souvent inconsciemment. Dans la vie, nous opérons des choix parce que nous croyons qu’ils correspondent à notre réelle volonté, alors que nous ne faisons que copier les gens dont nous envions le statut. Se déclarer insensibles à ces symboles est un statut en soi, parce que nous tentons alors de nous profiler comme non matérialistes.

Ce n’est pas Instagram qui nous a rendus nombrilistes, nous l’avons toujours été. Mais maintenant c’est devenu très visible.

Les voitures, le design et les bijoux sont des symboles de statut universels, mais certains sont très locaux, et absolument tout peut devenir un symbole de succès, affirmez-vous…

Il arrive qu’un symbole de statut soit propre à une région, à une école, voire à un petit groupe d’amis. Et, en effet, vraiment n’importe quelle chose peut acquérir une signification symbolique. En 1948, l’anthropologue William Bascom a relaté un jeu de statut à Ponape, un Etat de Micronésie. Comme cette communauté se caractérisait par une structure hiérarchique rigide, il était difficile de s’élever vers les rangs supérieurs. Mais la culture d’ignames permettait de précipiter l’ascension sociale. Quiconque en apportait un grand exemplaire à la fête d’un chef recevait de la considération. Le Ponapéen qui cultivait la plus grande igname accédait à la première place. Alors, les hommes de cette île cultivaient, souvent en secret, les plus grands tubercules possible, dont certains, après dix années de culture, pouvaient atteindre 90 kg. Leurs fiers propriétaires les acheminaient à la fête sur des supports spéciaux. Un système de codes a également vu le jour. Ainsi, il était interdit de regarder directement l’igname d’autrui, et les indiscrets étaient ridiculisés. Cela montre que tout peut devenir un symbole de statut.

Non seulement nous attribuons une valeur symbolique aux choses les plus étranges, mais cela ne suffit jamais, écrivez-vous. Même ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie aspireraient donc à encore plus de reconnaissance?

C’est un jeu sans fin auquel on ne peut jamais gagner. Le statut ne se contrôle pas, il nous est « conféré » par notre entourage et peut se perdre à tout moment. Alors, nous en voulons de plus en plus, en guise d’assurance. Des recherches montrent que, malgré les cas occasionnels de syndrome de l’imposteur, nous nous habituons vite au statut et aux symboles liés. Très vite, nous nous accommodons à l’argent, à l’influence, aux privilèges, flagorneries et louanges. Et nous trouvons qu’ils sont mérités, car ils prouvent que nous sommes spéciaux et légitimes. C’est pourquoi certaines personnes, ivres de leur propre prestige, posent des exigences de plus en plus étranges. La monarchie, avec ses rituels, courbettes et bijoux flamboyants en est un bel exemple.

Quel est le rôle des réseaux sociaux dans tout ça?

Lorsque les médias sociaux ont vu le jour, les gens ont cru que ce serait la fin des rangs et des classes. Si nous avons tous accès à ces informations, nous serons tous égaux. Mais ces réseaux ont été créés par nous, et ils sont à notre image. Ce n’est pas Instagram qui nous a rendus nombrilistes, nous l’avons toujours été. La différence est que maintenant, cette caractéristique est devenue très visible. Ce qui frappe, c’est que les médias sociaux permettent des jeux de statut. Les gens postent des selfies et des photos de leur petit-déjeuner. Ils affichent ce qu’ils possèdent, leur mode de vie et leurs performances. Impossible d’échapper aux discussions sur les valeurs. Sur ces plates-formes, nous défendons les valeurs du groupe auquel nous appartenons. La domination est également omniprésente. Les médias sociaux comptent de nombreuses personnes ambitieuses, agressives qui attaquent impitoyablement quiconque tient des propos différents des leurs. Des réputations sont ruinées, des identités sont remises en question et des gens sont anéantis. Cela ressemble à un jeu de valeurs, comme si on voulait rendre le monde meilleur en surveillant les propos des autres, mais en fait, c’est de la domination. En vous blessant, j’acquiers un statut. Les attaques personnelles qu’on voit aujourd’hui sur Internet sont rares dans la vraie vie, où elles sont dangereuses. Si je vous insulte en votre présence, vous pouvez me donner un coup de poing, sous les yeux de témoins potentiels. Cela comporte beaucoup de risques, voire une perte de statut.

En quête de prestige ou comment notre désir de standing guide nos comportements... et nos achats
© Klaas Verplancke

Les adolescents qui se plaignent de problèmes mentaux, les discussions très animées à propos de tout et n’importe quoi: les médias sociaux ne nous rendent pas plus heureux depuis que nous jouons au jeu de statut sur un plus grand terrain…

Des recherches montrent que notre système de récompense est relatif. Ce n’est pas le statut en général qui nous satisfait, mais la comparaison à notre entourage. Avant, le monde était beaucoup plus inégal qu’aujourd’hui, mais nous ne le savions pas, et cela ne nous préoccupait pas. Chaque jour, nous sommes confrontés aux embarras liés au statut élevé. Il semble que tout le monde en ait un, même si ce n’est pas le cas. Cela place la barre plus haut pour chacun d’entre nous et entraîne rage, jalousie, humiliation, problèmes mentaux, perfectionnisme, troubles alimentaires, etc. Notre cerveau n’est tout simplement pas fait pour un jeu de statut à cette échelle.

D’après vous, cela expliquerait donc la polarisation de points de vue et d’idées qui touche notre société actuelle?

Aujourd’hui, si vous voulez acquérir un statut au sein d’un groupe, il ne suffit pas d’en devenir membre. Vous devez « adhérer activement » aux idées de ce groupe, les défendre, les promouvoir et les diffuser, et si les gens pensent autrement, vous devez passer à l’attaque. C’est ce que nous avons constaté sous une forme extrême avec le Brexit, Trump et les antivax aujourd’hui. Si on dit aux défenseurs de ces idées que celles-ci sont incongrues, idiotes ou arriérées, ils se sentent humiliés. C’est le contraire de la considération, et cela les enfonce encore plus. Il en découle une polarisation dans presque tous les domaines.

Ce n’est pas en regardant le monde à travers le prisme du statut qu’un homme devient heureux. Avez-vous des conseils pour gérer le statut sainement?

Nous sommes des êtres irrationnels, mais comprendre à quel point le jeu est omniprésent m’a aidé à me détourner des choses sans importance. Bien entendu, l’argent compte, mais si vos besoins de base sont satisfaits, en avoir plus ne vous rend pas plus heureux. S’il m’arrive de me soucier de quelque chose qui n’est en fait rien de plus qu’un symbole, je repense aux ignames, dont l’intérêt est une illusion collective. (rires) Et retenez aussi que le statut est quelque chose que nous accordons nous-mêmes, en étant bienveillants et généreux envers d’autres. Répandre cette valeur ne nous coûte rien, cela profitera à notre propre statut et nous ferons ainsi le bonheur des autres. Allons dans ce sens, donc.

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