Gabriel Ringlet: « Ne pas pouvoir honorer les morts est une véritable mutilation »

.

La crise sanitaire a profondément bouleversé les rites funéraires. En limitant le nombre de participants à la cérémonie. Mais surtout en interdisant aux gens de se toucher. Pour le théologien, il est urgent d’imaginer des rituels transitoires. Quitte à se retrouver tous ensemble, plus tard, pour rendre un ultime hommage au défunt.

Le dernier Conseil national de sécurité nous a donné un peu de lest dans la gestion de nos contacts sociaux. Mais il faudra attendre sa prochaine réunion pour que soient éventuellement modifiées les règles régissant l’organisation des funérailles – à ce jour seules 15 personnes, tenant bien leurs distances, peuvent y assister – et plus généralement les adieux physiques à la personne décédée. Quelle que soit la décision du CNS, il est peu probable que le nombre de participants à la cérémonie ne reste pas limité. De même que subsistera sans doute encore pour un moment l’interdiction de réconforter les proches du défunt en les serrant dans nos bras. Pour Gabriel Ringlet, prêtre et théologien, auteur d’un ouvrage consacré à l’importance des rites (*), devoir pour longtemps renoncer aux cérémonies en présentiel telles qu’on les connaissait « avant » s’apparenterait à une changement anthropologique majeur lourd de conséquences. Explications.

La prolongation annoncée des mesures de distanciations sociales – pour des mois encore, voire plus d’une année si l’on en croit certains experts – risque-t-elle de modifier fondamentalement la manière dont nous pourrons à l’avenir faire nos adieux aux êtres chers qui disparaissent?

J’espère de toutes mes forces qu’on reviendra à des pratiques plus habituelles le plus vite possible. S’il devait s’avérer qu’à très long terme on ne pourrait plus ritualiser et célébrer les funérailles comme avant, ce serait non seulement catastrophique mais il s’agirait d’un changement anthropologique majeur. Devoir se contenter de dire au revoir à son parent, à son enfant, de manière virtuelle, je ne veux même pas y penser. Ce serait un traumatisme énorme. Etre privé de ces gestes d’adieu, comme toucher le défunt, embrasser ses proches, c’est une véritable mutilation. Aujourd’hui, avec raison, pour la préservation de la santé, cela nous est interdit. Mais ce que l’on perd est beaucoup plus profond que ce que l’on pourrait croire. C’est inscrit en nous et depuis toujours. Il suffit de regarder les écrits fondateurs et la littérature: laisser un corps sans sépulture a toujours été considéré comme l’une des pires violences qui soit. Lorsqu’un vainqueur ou un dictateur voulait humilier son ennemi, il ne lui permettait pas qu’on l’enterre ou qu’on le brûle, il interdisait les funérailles.

Nous avons le droit d’enterrer nos morts mais c’est le cérémonial qui nous est refusé. Il est essentiel lui aussi?

Aussi loin que l’on remonte, le fait de vénérer le corps mort, de le toucher, de l’accompagner d’objets familiers a toujours existé. Cela fait partie de ce qu’il y a de plus essentiel dans notre humanité. Que l’on soit croyant ou pas et quelle que soit notre religion. Et c’est de cela dont nous sommes privés. Derrière le confinement biologique ou physique, il y a un confinement symbolique qui va peut-être encore faire plus de mal. Il y a comme une double perte !

Pour moi, il n’y a pas de véritable célébration sans la présence des corps.

J’ai toujours été très sévère, même avant le corona, pour tout ce qui négligeait le corps au profit de la tête et de l’esprit. Un rituel qui s’éloigne du toucher n’a pas la même force. C’est plus qu’un simple face à face, on met tous les sens en éveil: les parfums que l’on répand, le toucher, la lumière, tout cela est absolument primordial.

Mais comme nous n’avons pas le choix, n’est-il pas important justement de mettre en place des rituels transitoires?

Je ne dis pas qu’on ne peut pas inventer des choses mais cela ne remplacera jamais la présence physique. Dans ces cérémonies hyper minimalistes, où les gens sont comptés, où l’on doit garder ses distances, la souffrance s’ajoute à la souffrance. Les gens se retrouvent directement au cimetière ou au crématorium. Chacun à deux mètres de distance, c’est presque surréaliste et terriblement dur à la fois. Pour l’avoir vécu plusieurs fois, je peux vous dire que c’est très difficile de créer un rite à ce moment-là. De trouver de nouveaux gestes à poser. Mais il faut essayer. Se pose aussi pour la famille l’impossible nécessité du choix de qui peut être là ou pas. A toutes celles et ceux qui n’ont pas eu le droit d’être présents, on peut proposer de vivre la cérémonie à distance, pas nécessairement par écran interposé d’ailleurs, même si cela se fait de plus en plus souvent. Il peut suffire de s’arrêter chez soi, tous au même moment, de dégager un petit espace dans son salon, d’allumer une bougie, d’avoir la photo du défunt, un texte commun à lire ensemble. Il est important de poser des gestes à la maison qui ne soient pas simplement de l’ordre de la discussion mais qui aient aussi une portée symbolique pour faire un chemin d’intégration de ce qui s’est passé. En attendant, que ce soit six mois ou un an – personne aujourd’hui ne peut encore le dire -, de pouvoir célébrer cela au travers de marques d’affections qui pourront se réinventer.

Pensez-vous que les gens souhaiteront plus tard organiser une nouvelle cérémonie d’adieu?

Je n’imagine pas que l’on ne reconvoque pas les proches plus tard. Ce sera indispensable. Cela pourra prendre des ampleurs variables d’une famille à l’autre. Intime ou public. Ressaisir l’événement de manière symbolique, construire un rituel, où des gestes seront posés, un vrai rituel avec tout ce qu’il a de physique sera indispensable pour que le travail de deuil ne soit pas un travail abstrait qui nous rattrape peut-être des années plus tard.

Mais sur l’adieu au mourant, au corps du défunt, dont presque tous les proches ont été écartés, on ne pourra pas revenir en arrière…

Si celui qui nous quitte tombe malade, même si cette maladie est très dure, même si c’est un cancer avec de grandes souffrances, il y a un chemin, une préparation, parfois des semaines et des semaines où l’on peut amorcer le travail de deuil, même lorsque la personne est encore vivante. Il y a un détachement qui se construit et qu’il faut aussi accompagner. Or cela n’a pas été possible pour les proches des personnes décédées ces dernières semaines. Car la possibilité de vivre les derniers jours, les dernières heures à leur côté, cela leur a été enlevée. Vivre l’accompagnement du corps mort jusqu’à la célébration des funérailles, cela leur est aussi largement été enlevé.

Se réunir, fraterniser ensemble, évoquer des souvenirs, échanger des photos, se serrer dans les bras, ils en ont aussi été privé.

Pour beaucoup, les décès ont été soudains, comme lors d’un accident inopiné. Quand on apprend une mort par accident, c’est la sidération, une sidération telle qu’elle peut entraîner un blocage immédiat. Le travail de deuil est bien souvent plus difficile. C’est pourquoi l’initiative prise par Carl Norac, le poète national belge, de réunir les poètes du nord et du sud du pays afin qu’ils écrivent des poèmes funéraires en mémoire des victimes du coronavirus est particulièrement bienvenue. Pour que ceux qui sont mort enterrés le plus souvent sans rite ni cérémonie mais aussi ceux qui restent derrière eux ne soient pas oubliés.

Cette crise nous a-t-elle obligé à nous souvenir finalement de notre mortalité?

Elle nous ramène à notre fragilité fondamentale au sens positif du mot fragilité : on découvre la sienne, celle de l’autre, de la famille, de l’environnement professionnel aussi et du reste du monde. L’hypothèse pessimiste serait que l’on essaye de tout oublier pour recommencer comme avant mais je n’y crois pas trop. A travers les images que nous voyons, ces informations communes au monde entier, il y a quelque chose qui entre en nous, qui ne reste pas à la surface, qui nous pénètre et nous habite même à notre insu. Cela forge une petite place en nous où se souvenir de ce qui s’est passé. Les décideurs confrontés à des décisions parfois difficiles à prendre ne pourront pas, même dans un coin de leur tête, refuser d’y penser. Et s’ils choisissent d’oublier, cela se retournera contre eux.

(*) La grâce des jours uniques – Eloge de la célébration, Gabriel Ringlet, Albin Michel.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content