La chronophobie, cette peur de manquer de temps qui gâche le quotidien (et comment s’en libérer)

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Planning surchargé, difficulté à vivre le moment présent, stress lors de retards «naturels» comme les embouteillages, nous menons tous notre existence au rythme des aiguilles de nos montres. Jusqu’à la chronophobie ? Cette peur du temps qui passe peut tourner à l’obsession du tic-tac des aiguilles.  

Un lundi soir comme les autres, vous attendez votre train de retour. Sur le quai, à l’instar de bon nombre de vos co-navetteurs, vous patientez en checkant vos réseaux sociaux, déroulant machinalement le fil d’actualité. Une fois assis dans votre wagon, vous en profitez pour répondre à quelques e-mails et planifier la journée du lendemain. Le maître-mot du trajet: rentabilité ! D’ailleurs, ça tombe bien, à peine à domicile, vous constatez que votre moitié s’attelle déjà à la préparation du souper, un délicieux risotto aux champignons by Hello Fresh. Voilà une fin de journée rondement menée… Si la situation décrite vous paraît cliché, de plus en plus de Belges adoptent pourtant ces habitudes de vie, devenant peu à peu de véritables chasseurs de secondes «perdues». Bienvenue à l’ère de la chronophobie généralisée.

C’est que si les nouvelles technologies nous ont fait croire que nous avions prise sur le temps, elles ont aussi considérablement modifié notre rapport à celui-ci. Un phénomène renforcé par les confinements successifs liés à la pandémie de Covid-19.

Sous pression

«Je me décris comme quelqu’un d’assez organisé, nous confie Max, 25 ans. Mais mon rapport au temps est petit à petit devenu une véritable obsession. Il s’est d’ailleurs aggravé après la crise sanitaire, car j’ai eu l’impression de perdre deux années de ma vie…» Un sentiment familier au jeune homme, qui explique sa chronophobie par son échec scolaire à l’âge de 15 ans.

‘Redoubler a été terrible pour moi, j’ai très mal vécu d’être en retard par rapport aux autres. Depuis, le week-end, j’ai besoin de planifier toute ma semaine, voire tout mon mois. Je suis incapable de vivre dans le moment présent ; soit je ressasse ce que je n’ai pas pu faire, soit j’anticipe ce que je dois faire. C’est une pression constante’.

Max

Comme l’indique son étymologie, la chronophobie est la peur excessive, incontrôlable et irrationnelle du temps qui passe. Si elle fait partie des troubles anxieux, il convient cependant de distinguer celle-ci de la thanatophobie, qui est la crainte de mourir, et de la gérontophobie qui concerne une peur de vieillir. «Dans une certaine mesure, nous sommes tous chronophobes, s’exclame Marina Blanchart, psychothérapeute. On redoute le temps qui passe car on a peur de ne pas avoir l’occasion de faire tout ce qu’on souhaiterait. Ce n’est donc pas une crainte de la mort en tant que telle, mais on en a peur pour le lien qu’elle coupe avec ce qu’on aimerait faire de notre vie».

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Avec son désir de croquer la vie à pleines dents, Ludovic, 42 ans, ne s’était jamais rendu compte de sa tendance chronophobe, jusqu’à ce qu’il se reconnaissance dans un article l’évoquant : «Je comprends mieux d’où viennent mes difficultés à m’endormir, ainsi que ma réticence à prendre du temps pour me détendre. J’ai besoin d’être H24 sur tous les fronts à la fois ; mon entourage me dit régulièrement de me reposer, ce à quoi je réponds: «Il sera toujours temps de me reposer une fois mort!» Le seul moment où je suis obligé de déclarer forfait, c’est quand mon corps me lâche», reconnaît-il.

‘Au plus les moyens techniques et technologiques nous permettent de gagner du temps, au moins nous supportons d’en perdre.’ – Marina Blanchart, psychothérapeute

La chronophobie, ce mal-être impalpable

A l’instar des troubles du sommeil évoqués par Ludovic, la chronophobie, quand elle se développe, conduit à des symptômes assez généraux de l’anxiété : crises d’angoisse, état de stress permanent, pensées intrusives… On observe également une accélération du rythme cardiaque, des nausées, des étourdissements, une sensation de faiblesse dans les membres, ainsi qu’une transpiration excessive. «La personne souffrante ne sait généralement pas mettre le doigt sur la cause de son état, précise Coleen Godart, psychologue clinicienne. C’est quand on va toucher cette notion du temps via, par exemple, un regard constant sur la montre ou le besoin de regarder son agenda plusieurs fois par jour que l’on va pouvoir identifier la source de ses préoccupations. On va ensuite avoir des comportements encore plus spécifiques tels des TOC au niveau de l’heure, des dates…», explique l’experte.

Le temps devient alors une telle source d’anxiété que celui-ci ne motive plus. Pire, il paralyse totalement, ne laissant aucune place à la spontanéité. Ainsi, pour Max, impossible d’accepter une invitation à l’improviste, chaque minute compte et chaque événement se calcule. Qu’il s’agisse d’un verre entre amis ou d’un entretien professionnel… «Je ne pouvais pas vous livrer mon témoignage comme ça… J’ai dû attendre de planifier ma semaine complète avant de vous donner une date d’interview», admet-il timidement. Si elle n’est pas prise en charge, la chronophobie peut avoir des répercussions plus ou moins importantes et conduire, notamment, à l’épuisement professionnel, au trouble anxieux généralisé ou à la dépression. Un risque accru par une difficulté à déterminer la véritable cause de cette problématique. «Quand on souffre d’arachnophobie, il est facile d’identifier l’araignée comme étant la source de la peur. Dans le cas de la chronophobie, c’est bien plus délicat, car le temps est très difficilement palpable», souligne Coleen Godart.

Une obsession de l’utilité

Si Clara, 33 ans, a pu aujourd’hui prendre conscience de sa relation conflictuelle avec le temps, c’est grâce à l’intervention d’une parfaite étrangère. Malgré des efforts fournis ces derniers mois, elle a pourtant l’amère impression d’être revenue à la case départ. En cause: une tendance à la surcharge des «devoirs à accomplir», au détriment des petites joies du quotidien. «J’ai de moins en moins de plaisir dans ce que je fais, constate-t-elle. Pour moi, deux jours de week-end, ce n’est pas assez avec tout ce que je veux faire. Donc je vais annuler certains événements en me disant qu’ils ne servent à rien et qu’il vaut mieux utiliser ce laps de temps pour faire quelque chose d’utile.» Une tendance à l’utilité qui se traduit jusque dans les hobbys qu’elle s’impose.

‘Je me suis inscrite à des cours de tissu aérien le lundi, je suis donc obligée d’y aller sinon je ne sais plus suivre le reste de la classe. Par contre, j’ai acheté un cadre que je souhaitais peindre, ça fait des mois qu’il traîne car je ne vois pas l’urgence de la tâche’.

Clara

Ce caractère urgent, dépeint dans l’exemple de Clara, illustre tout le paradoxe de notre époque. «Si on veut être à New York demain, c’est possible, expose Marina Blanchart. Deux siècles plus tôt, il fallait prendre un paquebot et réserver ses billets plusieurs mois à l’avance. Tout était beaucoup plus lent et j’ai l’impression que les générations précédentes n’étaient pas touchées par ce phénomène, car elles vivaient les choses avec le temps qu’elles prenaient. Au plus les moyens techniques et technologiques nous permettent de gagner du temps, chose pour laquelle nous devrions nous réjouir, au moins nous supportons d’en perdre», argumente-t-elle.

Et bien que nous soyons tous susceptibles d’être chronophobe, il est fréquent de d’abord penser aux personnes anxieuses. Pourtant, les perfectionnistes sont tout autant en proie à souffrir de cette peur: en effet, ils veulent faire beaucoup de choses, mais parce qu’ils souhaitent les faire particulièrement bien, ils y passent beaucoup de temps.

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«Si je fais quelque chose, je veux que ce soit bien fait, insiste Clara. J’aime aussi comprendre l’ensemble d’un travail, je ne vais jamais exécuter une tâche sans véritablement saisir de quoi il s’agit, et c’est surtout ça qui me prend le plus de temps.» Aussi loin qu’elle s’en souvienne, la trentenaire estime avoir toujours manqué de temps: «Petite, ma maman me disait constamment que j’étais lente. A l’école primaire déjà, j’entendais régulièrement «Allez, on t’attend, dépêche-toi!» Pour autant, je n’ai jamais réussi à accélérer, je ne fais que rester dans ma culpabilité.»

‘La personne souffrant de chronophobie ne sait généralement pas mettre le doigt sur la cause de son état. ‘ Coleen Godart, psychologue

Les hédonistes plus touchés

A l’inverse des perfectionnistes, les hédonistes ne peuvent se concentrer sur une seule tâche à la fois. Jusqu’à ne plus savoir sur quel pied danser. «Ces personnes veulent à la fois faire le tour du monde, fonder une famille, s’investir dans des associations… Cette multiplicité des projets peut rapidement devenir anxiogène. De plus, elles aiment tellement la vie qu’elles redoutent plus que tout de la perdre et, surtout, de ne pas en avoir assez profité… Malheureusement, le temps n’est étirable pour personne», conclut Marina Blanchart.

«Actuellement, je cumule deux jobs, l’un à temps plein et l’autre en indépendant complémentaire que j’exerce les week-ends et en soirée, raconte Ludovic. A côté de ça, je m’investis beaucoup dans la cuisine, l’une de mes passions, j’adore aussi partir en randonnée, visiter des expos et des musées, découvrir de nouveaux restaurants… Quand je suis dans les transports en commun, je lis généralement beaucoup, énumère le quadragénaire. Le soir, même quand je tente de me détendre en regardant un film, j’ai besoin de faire autre chose sur le côté – rechercher mes futures lectures, des recettes… Tous les soirs, je réalise également ma séance de squats devant la télévision! Et en voiture, il est impossible que je «conduise» tout simplement, j’ai besoin d’écouter des podcasts ou de la musique.» D’après lui, la raison derrière son comportement serait également une soif intarissable d’apprentissage: «J’ai toujours été très curieux! Et la vie est si riche en découvertes, tant matériellement que spirituellement, que j’ai l’impression que je n’en aurai jamais assez. D’un côté, c’est génial, car j’espère ainsi avoir une existence passionnante mais de l’autre, j’ai très peur d’être un éternel insatisfait.» Si nous pouvions voir un côté positif de la chronophobie, ce serait sans aucun doute celui-ci: le besoin de vivre pleinement et sans regrets…

4 astuces d’experts pour se libérer de la chronophobie

1. Méditer

Les chronophobes hyperactifs peuvent pratiquer ce qui s’apparente à de la méditation en pratiquant une activité à laquelle ils consacreront toute leur attention. Pour certains, ce sera le jardinage, pour d’autres la cuisine, le sport ou un loisir créatif. L’essentiel est de trouver quelque chose avec lequel ils parviendront à se déconnecter totalement l’esprit.

2. Réapprendre à s’ennuyer

On dit souvent des enfants qu’ils doivent parfois s’ennuyer pour développer leur créativité, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut arrêter de le faire une fois adultes! Il est nécessaire de se mettre sur pause, de force s’il le faut, pour sortir du cercle vicieux de la chronophobie.

3. Enlever les horloges de la maison

Cela peut paraître évident mais montres et coucous sont, si pas à bannir, du moins à limiter au maximum dans l’espace, pour éviter que le chronophobe soit à chaque fois rappelé à l’ordre.

4. Faire appel aux proches

La famille ou les amis peuvent apporter leur aide pour, avec un œil extérieur, noter chaque source de préoccupation, les hiérarchiser et relativiser le caractère urgent de celles-ci. Limiter les discussions autour des projets à long terme permet aussi de réduire l’anxiété.

Préserver nos ados

En ligne et sur les réseaux sociaux, pullulent des vidéos intitulées That Girl routine. Le principe? Devenir «cette fille» à la vie parfaite: qui se lève tôt, fait de la méditation, tient un carnet de gratitude, cuisine des repas sains et ne négligerait pour rien au monde sa pratique skincare. Ces capsules peuvent s’avérer motivantes… mais aussi très culpabilisantes. Coleen Godart, psychologue clinicienne, insiste sur l’importance de veiller à l’équilibre de nos teenagers, un public considéré comme particulièrement perméable à ce type de contenu. «Ce genre de phénomènes leur donne l’impression qu’il faut faire le maximum en 24 heures: prendre soin de soi, réussir professionnellement, construire une relation qui dure… Cette pression de devoir tout réussir le plus rapidement possible conduit des jeunes d’à peine 15 ans à développer une forme de chronophobie, avec des réflexions du genre: «A 20 ans, je devrai cocher toutes ces cases. Aujourd’hui je ne suis nulle part, comment je vais faire?»»

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