Les larmes, signe de faiblesse ou arme redoutable?
Il en va des (expressions d’) émotions comme de tout de nos jours: disséquées, médiatisées, instrumentalisées, elles sont passées à la moulinette des tendances et compactées en formats ultra courts diffusés sur les réseaux sociaux. Dernière tocade, les larmes, dont on semble seulement prendre pleine mesure du pouvoir.
Acte I: l’ère pré-réseaux sociaux, âge, si pas sombre, du moins pas éclairé par la lueur de milliards d’écrans, et pas toujours très illuminé, il faut bien le reconnaître, en ce qui concerne santé mentale, bien-être et autres préoccupations intimes. Qui dit avant Facebook et al dit aussi avant #MeToo, la fluidification des genres, la libération de la parole collective au sujet de l’individuel, bref, une époque où loin de vaciller, le patriarcat écrasait. Les larmes? Un truc « de bonnes femmes », une marque de faiblesse fort malvenue à contenir à tout prix, en privé mais aussi et surtout en public. Signe des temps, Kelly Cutrone, grande prêtresse des RP new-yorkaises, publie un guide de la réussite titré If You Have To Cry, Go Outside. Son titre, loin de valoir à l’ouvrage d’être cancelé (cela n’existe pas encore!) lui gagne une place au panthéon convoité des best-sellers du New York Times.
Fast-forward vers les années riches en rebondissements entre 2010 et les nouvelles roaring 20s et les larmes s’offrent un deuxième acte qui renie complètement le scénario antérieur. De Tumblr à Twitter en passant par Instagram, les vidéos montrant des quidams en larmes (suite à la lecture d’un livre, au visionnage d’un film, ou juste pour marquer leur malaise généralisé) se multiplient. Légende populaire de l’époque: « can’t you hear my cry inside », sauf qu’il n’y a pas besoin de l’entendre, il suffit de regarder. En parallèle, Kim Kardashian et sa légendaire « ugly crying face » devient un meme, rappelant que s’il est désormais admis de pleurer en public, cela reste un sujet de raillerie.
Dis-moi comment tu pleures, je te dirai ce que tu ressens
Mais rira bien qui pleurera le premier? En 2024, les larmes sont, si pas partout, du moins, bien plus présentes (et acceptées) qu’avant. Voire même, persifleront les mauvaises langues, instrumentalisées, car on ne tient jamais mieux l’autre que par la larmichette, laquelle, sous couvert d’être un « aveu de faiblesse », serait en réalité un outil de pouvoir trop souvent sous-estimé. Et ce alors même que l’humain a évolué pour pouvoir l’instrumentaliser.
C’est qu’il n’existe pas un, mais bien trois types de larmes. Lesquelles, à l’origine, servent à nettoyer l’oeil: ainsi, les larmes basales sont elles produites en continu par les glandes lacrymales pour humidifier l’oeil et le protéger des impuretés. Lorsque vous subissez un choc, une douleur vive, ou bien, plus prosaïquement que vous coupez des oignons, ce sont les larmes réflexe, incontrôlables, qui se manifestent. Très liquides, elles coulent rapidement sur les joues et disparaissent presqu’aussi vite qu’elles sont apparues… Contrairement aux larmes émotionnelles, qui, plutôt que de jaillir spontanément, peuvent, elles, être plus ou moins contrôlées. Et ont carrément une composition différentes, qui fait qu’au lieu de glisser sur les joues, elles y roulent de manière visible. C’est que leur rôle principal, comme leur nom l’indique, est de communiquer une émotion, qu’il s’agisse de joie, de tristesse ou de peur, et qu’il s’agit donc qu’elles se voient.
Un bien fou
En préambule à son papier fascinant Être en larmes, publié en 2015 dans la revue Gestalt, la thérapeute française Cathy Connan confie avoir eu envie de s’y intéresser « d’abord pour leur odeur familière, vous savez, cette odeur sur le coton de l’oreiller, cette odeur souvenir, apaisante au cœur des tristesses d’enfant ». Et puis, paraphrasant le Petit Prince de Saint-Exupéry et son « pays des larmes tellement mystérieux », elle raconte à quel point son voyage dans cette contrée encore méconnue s’est révélé passionnant. D’abord parce qu’ainsi qu’elle l’a découvert en s’intéressant au travail du journaliste scientifique américain Chip Walter, non seulement nous pleurons pour diverses raisons, avec productions lacrymales adaptées, mais en prime, c’est un privilège. En effet, « si le gène qui fait le lien entre les glandes lacrymales et les zones du cerveau qui ressentent les émotions n’avait pas augmenté nos chances de survie, la sélection naturelle s’en serait débarrassée il y a fort longtemps ».
Et il n’y a pas que pour assurer la survie de nos lointains ancêtres que les larmes sont utiles. Pleurer présente en effet de nombreux avantages, à commencer par le plus surprenant peut-être: une amélioration de l’humeur. Les pleurs activent en effet le système nerveux parasympathique, dont la fonction principale est de procurer un état de détente. Quand on vous recommande de « pleurer un bon coup », c’est donc un conseil des plus judicieux. D’autant que cela permet également de soulager la douleur (grâce à la libération d’endorphines et d’ocytocine) mais aussi d’abaisser le niveau de cortisol (et donc, de baisser la tension et de mieux dormir, entre autres).
Une série de bienfaits physiologiques et chimiques auxquels il s’agit évidemment d’ajouter le psychologique, mais aussi, l’aspect sociétal: « les pleurs ne sont pas seulement bénéfiques pour la personne qui pleure, mais également pour ceux qui offrent leur soutien. Cela renforce la cohésion au sein d’un groupe, qu’il s’agisse d’une famille, d’amis ou de collègues » rappelle Jennifer Réthoré, la fondatrice de la plateforme Supersensibilité.
Larmes atomiques
Bon, pleurer, c’est super, donc? Pas si simple. Car chaque médaille a son revers, et l’acceptation croissante des larmes fait que celles-ci sont aussi plus instrumentalisées que jamais. C’est ainsi que dans les milieux militants intersectionnels, pléthore de billets d’opinion et de posts enflammés réclament le tarissement de la source des « white tears », les larmes des Blancs (et principalement des femmes engeance Karen) étant perçues comme une « arme » envers les personnes racisées. Pour le journaliste et auteur américain Damon Young, qui a notamment publié le livre What Doesn’t Kill You Makes You Blacker, « lorsque les Blancs utilisent leurs émotions comme une arme contre les personnes de couleur, il s’agit d’une forme de suprématie blanche ».
Avant de céder à l’outrage éventuel face à l’utilisation du mot en « s », il s’agit de s’interroger: qui n’a jamais utilisé ses larmes pour obtenir quelque chose? Et quand elle enjoint d’aller plutôt pleurer dehors, Kelly Cutrone recommande-t-elle vraiment la meilleure stratégie? Si la perspective de pleurer au boulot a de quoi glacer le sang de la plupart des gens, cela ne met pourtant pas autant leur carrière en péril qu’ils le pensent. Au contraire, même: « ‘si les larmes sont perçues comme appropriées et authentiques, les pleureurs sont généralement jugés comme chaleureux, empathiques, honnêtes et fiables. C’est le genre de personnes avec lesquelles nous voulons nous lier en tant qu’amis, collègues et voisins » pointe Ad Vingerhoets, professeur de psychologie à la retraite et coauteur d’une étude de 2019 sur les larmes des médecins lors de l’exercice de leur fonction.
Oser pleurer
Les larmes, un moyen comme un autre de nouer des relations solides? Attention à ne pas oublier qu’en pleurs ou non, l’excès nuit en tout, et à ne pas tomber dans l’écueil du sad-fishing. Qualifiée de « comportement inadapté sur les médias sociaux » par une équipe de psychologues l’ayant étudiée à l’automne 2022, la pratique voit des personnes mal intentionnées utiliser larmes et tristesse (réelles ou forcées) à des fins de gain personnel.
Une manipulation émotionnelle toujours plus populaire, particulièrement dans le milieu des influenceurs, où chaque scandale est suivi d’une vidéo face caméra, pour mieux voir les inévitables larmes aux yeux et juger du repentir à l’aune de la tristesse manifestée, laquelle a une valeur rédemptrice à condition d’avoir l’air sincère. À l’ère de l’image, tout se marchande, même les émotions, et c’est à qui les exprimera le mieux… Quel que soit son sexe. Dès 1920, dans le Journal de Psychologie qu’il a co-créé en 1904, le médecin et psychologue George Dumas rappelle ainsi que « l’enfant pleure pour attirer la pitié, pour montrer combien il est digne de la sympathie, qu’on lui témoigne, pour se faire plaindre et dorloter, pour attendrir le cruel qui le gronde, pour attirer la sympathie des spectateurs et provoquer leur intervention ; les femmes pleurent pour des raisons très analogues et il en va de même des hommes ».
Et le philosophe Guillaume Blanc, qui vient de publier son essai Oser Pleurer, de conclure en rappelant que « non seulement les larmes nous rendent pleinement humains, mais lorsque celles-ci, solitaires, deviennent solidaires, elles apparaissent comme une force politique. En osant pleurer, on ne fait pas que déplorer, on accuse, on réclame justice : un peuple en larmes est un peuple en armes ».
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