Une santé mentale qui vrille, le prix à payer du tabou de la souffrance psychique masculine?

Parler de ses sentiments, pleurer à chaudes larmes, aller chez le psy est encore aujourd’hui un défi pour de nombreux hommes. Ou quand prendre soin de soi se heurte aux normes de genre.

Troubles anxieux ou dépressifs, tentatives de suicide et idées noires sont montés en flèche avec la crise sanitaire. L’isolement social, lié aux confinements, a mené la vie dure à notre santé mentale. Face à ce qui est devenu une réelle problématique de société, le gouvernement belge a notamment proposé à ses citoyens des séances de psychothérapie au tarif abordable de 11 euros. A la télé, Stromae a fait sensation en début d’année au journal de TF1, en y chantant L’enfer, chanson dont le sujet est sa dépression. Pourtant, il semblerait que la souffrance psychique reste taboue dans nos sociétés, surtout quand cela concerne les hommes.

Les conséquences sont pourtant graves: ces messieurs sont moins bien dépistés en cas de dépression, et meurent plus de suicide – même si les femmes font plus de tentatives. Selon Statbel, en 2018, le taux de mortalité ajusté pour l’âge était de près de 24 suicides masculins pour 9 féminins sur 100 000 individus. En cause: des injonctions à la virilité qui les incitent à être forts et à réprimer leurs émotions dès leur plus tendre enfance. Si la souffrance n’a pas de genre, c’est son expression qui varie: les hommes tendent plus à se tourner vers des conduites addictives ou à risques en cas de souffrance intérieure, ils meurent également plus du suicide car les méthodes employées sont plus létales. Une manière de continuer de correspondre aux idéaux de la masculinité même dans le désespoir le plus absolu.

Pleurer comme une fille

il faut dire que dès la naissance, on s’attache à séparer les filles des garçons, du rose, du bleu, des poupées, des voitures. A l’école, les unes jouent au Papa et à la Maman, les autres au football, mais surtout pas ensemble. Pierre, 25 ans, raconte: «En primaire, les garçons étaient des durs, je voyais déjà cette hiérarchie de vouloir montrer les muscles. Ça a suivi ma scolarité ; les mecs entre eux, ça sert les dents et ça y va. Mais c’était latent, pas quelque chose de verbalisé.»

Le sociologue spécialisé dans l’identité masculine Daniel Welzer-Lang explique que le code social qui enjoint les hommes à être des hommes se joue dans l’opposition faite aux femmes: «Dans les cours d’école, les petits garçons vont apprendre à se différencier des filles, il n’y a pas de mots. Les mots, c’est l’insulte: «Tu vas pas faire ta gonzesse?», pour rappeler cette règle qui n’est pas explicite.» L’insulte, c’est de trahir son genre, et donc sa classe, celle des gars, des dominants. Olivier, 59 ans, raconte avoir été victime de harcèlement à l’école, une période traumatisante pour lui, où il n’a pas trouvé de soutien: «Mon père était très déçu que son fils ne sache pas se défendre. Culturellement, c’était intolérable pour lui.»

Etre un homme, c’est se distinguer sans arrêt et surtout des femmes, mais c’est aussi être en guerre permanente pour être le meilleur.

Daniel Welzer-Lang, sociologue

Si les hommes tiennent aussi bien leur ligne de conduite pour correspondre aux idéaux de leur genre, c’est aussi parce que la virilité n’est jamais acquise, d’ailleurs elle s’étiole avec l’âge. Cela crée une insécurité permanente. «Il y a deux constructions de la masculinité: être un homme, c’est se distinguer sans arrêt et surtout des femmes, mais c’est aussi être en guerre permanente pour être le meilleur. Une hiérarchie se forme entre eux, certaines masculinités sont plus légitimes que d’autres», explique Daniel Welzer-Lang. Cette recherche «d’être fort parmi les plus forts» entraîne chez les messieurs une surveillance des autres et d’eux-mêmes, ils ne doivent pas faillir, ni faiblir au risque de mettre en danger leur masculinité.

«On ne parle pas d’émotions avec mon père ou avec mon frère donc je le reproduis avec mes amis alors que je suis le premier à m’ouvrir comme une fleur à n’importe quelle femme qui passe», rapporte Pierre. Les hommes peuvent se confier aux femmes, car elles ne régissent pas l’ordre masculin. S’il y a transgression à la norme, c’est souvent dans le cadre intime du couple hétérosexuel qu’elle s’exprime. Pour Arthur Vuattoux, sociologue et traducteur de l’ouvrage Les Masculinités, les femmes deviennent les passeuses de savoir: «La construction de la masculinité repose sur le travail de celles-ci, si les hommes s’ouvrent davantage à la sensibilité, ils le font en grande partie avec l’aide des femmes ou en tout cas en s’appuyant sur elles.» En effet, Jamel, 32 ans, confie s’épancher plus facilement auprès des femmes de sa vie: «Je parle à ma chérie, ma mère aussi, beaucoup de femmes parce que c’est ce qui me rassure le plus.»

Le coût de la virilité

Au cinéma et dans les livres, les héroïnes pleurent, s’effondrent et sanglotent quand peu de personnages masculins sont aperçus la larme à l’œil. Les hommes sont bien sûr physiquement capables de le faire, mais la société tend à les empêcher d’exprimer leur tristesse. C’est ce dont atteste Milan, 26 ans. «Mes potes m’ont déjà vu dans des situations où j’ai la voix qui tremble, mais je n’arriverai jamais à pleurer à chaudes larmes devant eux, ce n’est même pas une répression, c’est physiquement impossible.» Pourtant, il reconnaît se laisser aller quand, seul, il est ému par une chanson ou un texte. Ce que confirme Pierre: «Je crois que c’est plutôt une injonction à ne pas pleurer, qu’à ne pas être triste, c’est le passage à l’acte qui semble interdit. On a le droit d’être triste mais on n’a pas le droit de le montrer.» Si cette injonction au contrôle de soi provoque une répression de ses émotions, elle prend pourtant racine dans l’un des bénéfices de la domination masculine. «Les hommes sont perçus comme plus fiables et plus stables alors qu’on craint des femmes qu’elles soient plus soumises à leurs émotions. Cette construction sert le pouvoir des hommes», explique Arthur Vuattoux. Une domination qui a un prix, dont les hommes commencent à ressentir le coût sur leur santé mentale et leurs relations.

La construction de la masculinité repose sur le travail des femmes, si les hommes s’ouvrent davantage à la sensibilité, ils le font en grande partie avec leur aide ou en tout cas en s’appuyant sur elles.

Arthur Vuattoux, sociologue

Historiquement, les hommes, en bons pères de famille, devaient supporter les leurs, c’était une nécessité sociale de ne pas flancher. André, 86 ans, raconte: «Il y a vingt-cinq ans, quand mon petit-fils est mort, c’était un drame et j’ai eu le droit de pleurer. L’état d’esprit avait changé par rapport à la guerre. Dans les années 40, les hommes ne pleuraient pas aux enterrements. Pleurer en de telles circonstances, c’était laissé aux faibles.» Pourtant, des traces de cette responsabilité restent parfois en filigrane dans les logiques familiales. «Quand mon arrière-grand-père est mort, les femmes de ma famille pleuraient dans mes bras, j’avais 11 ans et je sais que j’ai intégré «tu es l’homme de la famille», raconte Milan. Inconsciemment je me suis donné cette responsabilité: c’est moi qui vais les consoler, il faut être l’épaule.»

Etre un pilier qui doit tenir contre vents et marées est une mission impossible qui entraîne une méconnaissance de ses propres émotions et de ses limites. Olivier est en arrêt pour un second burn-out. A travers la thérapie, il a pu revisiter son enfance, le rapport à son père, ses traumatismes, et il constate qu’il s’est longtemps menti à lui-même: «Ma femme me disait d’aller voir le médecin mais j’avais toujours quelque chose à faire ou à finir. Quand j’ai enfin pris rendez-vous, je me demandais bien ce que j’allais lui dire. Finalement, en trois questions, je me suis effondré. Il m’a prescrit un arrêt. Sur la route pour rentrer j’étais en scooter et je pleurais sous mon casque. D’un coup, quelqu’un m’autorisait, voire m’obligeait, à m’arrêter. J’avais le droit de craquer, de tout laisser sortir. Pour le deuxième burn-out, j’ai demandé de l’aide plus vite. Il faut que je continue à travailler là-dessus pour éviter d’en arriver là, mais c’est compliqué de se changer soi-même.»

Demander de l’aide

L’une des nombreuses injonctions de la masculinité insiste sur la capacité à se débrouiller seul, l’homme viril doit être extrêmement autonome. Cela impacte sa santé mentale de deux manières: il est plus isolé socialement, et il va être plus réticent à demander de l’aide. A l’inverse des femmes pour qui la thérapie peut s’inscrire dans la continuité des interactions qu’elles ont au quotidien. «Les femmes sont habituées à discuter de tout avec leurs amies ou leurs mères, elles connaissent mieux leurs émotions, savent mieux les exprimer et donc se tourner vers un professionnel de santé va leur sembler plus naturel», analyse Célia Boutmin, psychologue. Les hommes ont tendance à attendre d’être en crise aiguë pour demander de l’aide et ne réalisent pas toujours l’importance de se confier à autrui. «Comme ils ont moins l’habitude de parler de ce qui les traverse, ils ne voient pas ce qu’ils vont y gagner, poursuit la spécialiste. C’est l’idée selon laquelle parler d’un problème ne le résoudrait pas. Pourtant, c’est indispensable d’avoir plusieurs interlocuteurs pour apporter un nouveau regard sur une même situation, et ainsi offrir des pistes de réflexion et de résolution. Sans compter que le fait de parler d’un problème permet déjà une décharge émotionnelle, de dédramatiser ou de relativiser.» En effet, parler de ses vagues à l’âme est, selon le Centre de la prévention contre le suicide, la première chose à faire pour aller mieux: «On doit aider les hommes à déconstruire le mythe du surhomme et valoriser l’idée que demander de l’aide c’est une force et pas une faiblesse.»

André n’a jamais consulté, et pour lui, c’est inimaginable: «Il faudrait m’y tirer par la force.» Cependant, chez les plus jeunes générations, demander de l’aide et parler de ses émotions est de plus en plus normalisé. La parole se libère, comme en atteste Entre mecs, la série YouTube à succès du créateur Ben Névert, où des hommes discutent de sujets variés, de leurs joies, de leurs peines, et exposent ainsi devant les caméras et pour Internet leur vulnérabilité. Sur Instagram, Jamel s’étonne de voir des vidéos qui mettent en avant «le fait qu’un homme qui va chez le psy, c’est sexy». Le sociologue Arthur Vuattoux corrobore ces propos tout en y ajoutant de la nuance: «On sait très bien qu’il y a des formes de masculinités valorisées, notamment dans les classes supérieures ou les professions artistiques qui vont incarner les émotions et les considérer comme une partie de la masculinité. Mais ce n’est pas dans toutes les classes sociales que c’est valorisé pour les hommes d’aller chez le psy.»

Patrick a 58 ans, il est psychologue et professeur de philosophie et pour lui, il est nécessaire de faire un travail global de valorisation de la sensibilité dans nos sociétés. «J’ai beaucoup renié ma sensibilité enfant et je me suis tourné vers l’intellect, explique-t-il. Avec le travail sur moi, j’ai compris que l’essentiel, c’était en fait ma sensibilité. C’est la faculté du lien, de moi à moi, de moi aux autres, de moi à la nature, de moi à la beauté, de moi à tout. C’est l’interface qui me permet d’entrer en relation avec tout ce qui existe et si on ne l’avait pas on ne serait pas des êtres de lien. Je pense même qu’à l’école on devrait accorder beaucoup plus de place à l’intelligence sensible. On pourrait faire un travail sur le corps, pas le corps agissant via l’éducation physique, mais celui qui ressent profondément avec de la relaxation ou des méditations pour apprendre à écouter davantage ce qui se passe à l’intérieur de soi.»

Aujourd’hui, Olivier est particulièrement reconnaissant du travail accompli grâce à la thérapie, sa sensibilité il n’en a pas honte et lui apporte de la joie quand elle s’exprime. «Je pense que c’est avec un travail sur moi que je me suis autorisé progressivement à être humain, à ne pas être l’homme qui cache ses émotions, qui doit faire face à tout. Quand il y a des choses émouvantes dans ma famille, je m’autorise à pleurer. Quand j’ai eu mon premier épuisement professionnel, j’expliquais la situation à l’une de mes filles, elle m’a dit: «Est ce que tu veux un câlin Papa?» et je me suis effondré dans ses bras. C’était chouette pour moi que ma fille me prenne dans ses bras pour me consoler.» Preuve en est que la vulnérabilité enrichit le lien à soi et aux autres. Demain, peut-être, verrons-nous sur nos écrans James Bond chez le psy et Batman pleurer dans les bras de Robin.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content