L’avant d’après: Pourquoi est-on reparti comme en 40! (voire pire encore)

© Claire Detallante
Kathleen Wuyard
Kathleen Wuyard Journaliste

Passé le premier choc, la pause imposée par les confinements a été pour beaucoup l’occasion de ralentir le rythme – et de se jurer de maintenir cette vitesse de croisière quand la vie reprendrait. Des promesses qui n’ont guère été tenues, au contraire… Mais pourquoi?

Bien qu’il ait conscience du paradoxe à qualifier ainsi le début d’une pandémie ravageuse qui continue encore aujourd’hui à faire de nombreuses victimes, Nicolas, un trentenaire wallon actif dans le secteur de la communication, se souvient du printemps du premier confinement comme d’une période « très douce ». C’est que, comme la majorité des Belges n’appartenant pas aux rangs de ceux qui ont rapidement été qualifiés de « travailleurs essentiels », pour lui, les prémices de la pandémie ont été synonymes d’une pause imposée. Laquelle, le premier choc passé, a été accueillie comme une parenthèse nécessaire. Et si, comme tant d’autres, il s’était juré de garder cette leçon bien en tête une fois que la « vraie vie » reprendrait, quelques semaines seulement après la généralisation du retour au présentiel, c’est un constat d’échec qu’il fait. « J’essaie de ne pas revenir en arrière et de continuer à prendre soin de ma santé mentale, mais ce n’est pas simple. Le travail, pourtant si futile quand on y réfléchit, prend une place incroyable, d’autant que depuis la reprise, le rythme semble être plus rapide que jamais. »

Et il en va de même pour la vie sociale: un temps limitée aux promenades en extérieur, aux appels vidéo et autres activités relativement reposantes, couvre-feu oblige, celle-ci a également repris sur les chapeaux de roues avec la réouverture des restaurants mais aussi des bars, cafés et lieux culturels.

‘Comme le stress agit entre autres sur la dopamine, il peut être perçu comme une récompense et activer la boucle de l’addiction.’

Anne-Françoise Dubois

La folie FOMO

De quoi pousser Louise, entrepreneuse bruxelloise à l’aube de la quarantaine, à regretter la routine confortable dans laquelle les lockdowns successifs l’avaient poussée. « C’est horrible à dire, mais je préférais la socialisation durant cette période-là. » Entre contacts virtuels obligés et lieux de sortie fermés, celle-ci était en effet exempte d’un acronyme qui pèse sur la conscience collective: la FOMO, ou « fear of missing out » (« peur de manquer quelque chose ») qui fait, elle aussi, un come-back tellement fracassant que le New York Magazine vient de lui consacrer sa couverture ainsi qu’un dossier entier.

Car avec la multiplication des sorties et un calendrier dans lequel il faut aussi caser tous les événements postposés pour cause de pandémie, la gestion de la vie sociale devient un périlleux numéro d’équilibriste, entre l’envie de voir les amis, l’obligation de ne pas rater le baptême de la petite nièce, les repas de famille et la fatigue qui s’accumule déjà. « Quand on mène de front carrière prenante, vie de famille et vie sociale, en essayant de prendre un minimum soin de soi sur le côté, être contraint de rentrer chez soi à 22 heures parce qu’il y a un couvre-feu en place, c’était un peu le kif, se souvient Louise. J’entends que tout le monde ne le vivait pas comme ça, mais moi j’adorais de savoir que j’allais pouvoir voir mes potes sans que ça dégénère et sans devoir être la rabat-joie qui part tôt parce que son réveil va piquer aux yeux le lendemain. » Mais le libre arbitre alors? Justement, puisqu’on a retrouvé une forme de liberté qui manquait quand on était confinés, n’est-on pas tout aussi libre de dire « stop »? Dans les faits, ce n’est pas si simple.

Car avec la multiplication des sorties et un calendrier dans lequel il faut aussi caser tous les événements postposés pour cause de pandémie, la gestion de la vie sociale devient un périlleux numéro d’équilibriste, entre l’envie de voir les amis, l’obligation de ne pas rater le baptême de la petite nièce, les repas de famille et la fatigue qui s’accumule déjà.

Épidémie de burn-out

Ainsi que l’explique Catherine Gérard, psychothérapeute et clinicienne au sein du CITES Clinique du travail ISoSL ( NDLR: Intercommunale de soins spécialisés de Liège), « pour certaines personnes, l’arrêt brutal de la scène sociale, dont la sphère professionnelle fait partie, a pu être un soulagement lors du premier confinement, où le « chez-soi » a été réinvesti comme un cocon de protection. Paradoxalement, le travail qu’a induit la pandémie s’est souvent avéré compliqué, intense, nouveau, le télétravail n’ayant à l’origine jamais été pensé pour se pratiquer en exclusivité. Cette « pause » n’était donc qu’un cadeau empoisonné, avec pour enjeu aujourd’hui de créer une résilience au retour au travail ».

Et de parvenir à ralentir le rythme, lequel semble n’avoir qu’accéléré dans « l’après ». « D’une certaine manière, de nombreux cols blancs ont gagné en flexibilité avec la généralisation du télétravail, qui est une aubaine pour de nombreuses raisons, mais a aussi invité le boulot à la maison, avec des barrières plus poreuses que jamais et des horaires mal définis, avance Nicolas. On commence plus tôt et on finit plus tard, avec un côté un peu « chien fou »: quand tout était à l’arrêt, il a fallu se réinventer, montrer qu’on faisait front. Maintenant, il faut rattraper le retard accumulé, quitte à ne pas compter ses heures, ce qui est éreintant. Je comprends que beaucoup de gens soient actuellement en phase de décompensation », confie celui dont l’entreprise, qui emploie une soixantaine de salariés, compte actuellement huit bureaux vides pour cause de burn-out.

L'avant d'après: Pourquoi est-on reparti comme en 40! (voire pire encore)
© Claire Detallante

Un dangereux trop-plein mental qu’Anne-Françoise Dubois, psychologue traumatologue au sein du centre liégeois Psy Pluriel, qualifie de « toujours plus fréquent »: « On le voit bien dans notre profession: le mal-être ne fait qu’augmenter dans les entreprises, avec une hausse des troubles anxieux et des TOC, qui sont l’expression d’un stress intense, ainsi qu’une hausse des addictions qui peuvent servir à apaiser les symptômes du stress. » Lequel peut aussi devenir une forme d’addiction, raison pour laquelle tant de Belges se sont retrouvés presque à l’insu de leur plein gré aux prises avec un rythme encore plus effréné que dans « la vie d’avant ».

Le stress peut aussi devenir une forme d’addiction, raison pour laquelle tant de Belges se sont retrouvés presque à l’insu de leur plein gré aux prises avec un rythme encore plus effréné que dans « la vie d’avant »

Accros au stress

Pour la traumatologue liégeoise, spécialiste des dépendances, « dans l’addiction, les substances psychoactives augmentent la libération de dopamine (un neurotransmetteur générateur de plaisir), ce qui provoque un renforcement positif et active le circuit de récompense ». Mais la répétition du comportement addictif entraîne, à la longue, une dérégulation du circuit avec pour conséquence que « seul le comportement addictif peut provoquer du plaisir. Comme le stress agit entre autres sur la dopamine, il peut être perçu comme une récompense et activer la boucle de l’addiction », explique Anne-Françoise Dubois.

Sa collègue Patricia Piront, gastroentérologue et alcoologue au sein du centre Psy Pluriel, note quant à elle que « pour certaines professions, les traders par exemple, cet état de stress intense est nécessaire. Avoir un agenda surchargé est une manière pour des personnes très anxieuses et/ou perfectionnistes d’organiser leur temps efficacement ». « C’est une tentative de contrôler une situation dont on peut avoir l’impression qu’elle nous échappe, surenchérit Anne-Françoise Dubois. Le fait d’avoir été contraints de s’arrêter lors du premier confinement a donc fait beaucoup de bien dans un premier temps en permettant de réaliser qu’il était possible de vivre autrement, mais la vie a repris son cours, avec toutes les attentes et exigences que ça implique. »

On vit à la fois dans la performance et l’hyper-consommation, ce qui n’a pas permis au changement souhaité d’avoir lieu

Patricia Piront

Des impératifs auxquels la thérapeute rappelle qu’il est « difficile, voire impossible de résister, car la société ne nous le permet pas ». Une contrainte dont Nicolas est familier: « C’est peut-être idiot, mais je me sens clairement obligé d’en faire toujours plus. Je suis jeune, j’estime que ma carrière est encore devant moi, et dans un monde en mouvement perpétuel, rester sur place, c’est reculer, donc je m’agite. C’est comme quand un train entre en gare: tout le monde le suit même si personne ne sait où la porte va s’arrêter. Ces derniers mois, on a été dans une volonté d’action, même si ça s’est parfois soldé par un cycle de faire et défaire, histoire de toujours faire quelque chose quand même. J’essaie pour ma part de m’inscrire dans une dynamique incrémentale, faire en sorte que ce qui a été fait hier serve aujourd’hui tout en préparant demain, mais parfois, il y a des ratés. »

Et Patricia Piront de dénoncer un problème sociétal plus vaste, dans un monde où « on vit à la fois dans la performance et l’hyperconsommation, ce qui n’a pas permis au changement des priorités, évoqué et souhaité en phase post-Covid, d’avoir lieu ». Et ce alors même que contrairement à ce que la pression sociale pourrait laisser penser, nous ne sommes pas programmés à repousser sans cesse nos limites: « En témoignent les syndromes d’anxiété pathologique et les maladies psychosomatiques de plus en plus fréquentes. » Survivre à la pandémie pour mieux se tuer au travail?

Écouter son corps

Interrogée sur le paradoxe qu’il y a à s’imposer un rythme dont on sait qu’il nous fait du mal, Catherine Gérard tempère. « Vous partez du postulat qu’on saurait forcément que c’est « mauvais pour nous ». Or dans les faits, cette assertion n’est pas évidente. Il faut souvent entreprendre un long cheminement pour se rendre compte de l’impact du travail sur la santé mentale. » L’état de cette dernière se manifestant d’ailleurs plutôt par le biais du corps: maux de dos, tensions musculaires, problèmes cardiaques, troubles du sommeil… « C’est le premier indicateur d’un dysfonctionnement, raison pour laquelle il est important d’adopter une approche pluridisciplinaire qui mêle psychothérapie et kinésithérapie », rappelle Catherine Gérard. Et d’insister sur le fait que « le nombre de psychopathologies du travail qu’on observe sont là pour nous alerter des risques encourus quand on va trop loin dans la performance professionnelle. » D’autant qu’il ne s’agit pas là d’une fatalité, au contraire: « Des ressources existent pour aider à pratiquer son métier. La coopération, la confiance dans le travail, la responsabilisation ou encore la création d’espace de délibération en sont de bons exemples. » Si nous sommes de moins en moins nombreux à seriner que « le travail, c’est la santé », il semble en tout cas certain que mieux le faire, c’est la conserver.

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