L’ubiquité des coeurs: l’action, pour tenir le coup?

© GETTY IMAGES
Lisette Lombé

TROTTOIRS PHILOSOPHES. Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Pour tenir dans ce mouvement de confinement-déconfinement-reconfinement, une amie m’a conseillé d’être dans l’action, en veillant à tenir à distance la question du sens, pour le moment. Faire… Alors, je fais. J’accumule jour après jour de la matière, des bribes de textes, des images, des sons. Depuis quelques semaines, je me suis mise à conserver des captures d’écran d’articles qui parlent de la jeunesse. Certaines de mes amitiés, qui sont comme moi des quarantenaires, prétendent encore être jeunes. Je leur fais remarquer, avec un peu de malice, que même la chanson de Dalida et ses deux fois 18 ans ne nous concernent plus. Je parle ici de la vraie jeunesse, de l’incontestable, de celle des corps, de celle inscrite sur les papiers d’identité.

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J’observe cette jeunesse qui se rebiffe, qui brave les interdits. Jeunesse qui se réunit dans les parcs, qui tombe le masque, qui festoie. Jeunesse qui organise des carnavals sauvages, qui occupe des théâtres. Jeunesse qui casse des vitrines. Jeunesse qui manifeste. Jeunesse qui fait la file dans les halls des universités ou devant des CPAS pour recevoir des colis alimentaires. Jeunesse de plus en plus admise aux urgences psychiatriques. Pléthore de jeunesses, pluralités de vécus, chocs de classes sociales. Mon coeur est avec ces jeunesses et en même temps auprès du personnel soignant. Je me dis que quand la marmite déborde de partout, l’urgence c’est d’abord de baisser le feu et d’éponger, pas de distribuer des gommettes rouges. Je laisse à d’autres le soin de trancher entre ce qui relève de l’inconscience, de l’insouciance et de la révolte.

Je laisse à d’autres le soin de trancher entre ce qui relève de l’inconscience, de l’insouciance et de la révolte.

Il y a cette magnifique jeune femme qui enlève son masque à peine sortie de la librairie. Elle souffle, elle dit qu’elle étouffe, qu’elle fait des débuts de crise d’angoisse à chaque fois qu’elle doit se couvrir le visage. Elle dit qu’elle a rendez-vous chez sa psy à la fin de la semaine. Pendant qu’elle ouvre son paquet de cigarettes, son amie lui parle de son acné qui est apparue sur ses joues. « C’est super moche mais, au moins, avec un masque sur la tronche, tu peux camoufler le carnage! Oui mais avec un masque, tu ne peux plus draguer! Moi, je préfère mourir du Covid que mourir célibataire! C’est trop dur! Ils font trop les malins ceux qui sont en couple! Si je croise un flic, je le remettrai vite fait mais en attendant, les beaux gosses peuvent mater ma tête de princesse… » Elles éclatent de rire et se mettent en route dans la direction opposée à la mienne… Je les regarde s’éloigner… Je me revois au même âge, habitée par cette soif inextinguible de découvertes, de rencontres et de légèreté. J’étudiais les langues romanes, je voulais devenir enseignante, j’habitais dans une colocation, au-dessus d’un bar en plein centre du fameux Carré liégeois, je sortais trois ou quatre fois par semaine… Décidément, je n’aimerais pas avoir 20 ans en 2021…

Je marche… La rue est exutoire. La rue est respiration et respirateur. Sensible aux auras, je sens, tout au long de mon parcours, des boules de frustration et des petites bombes à retardement. Je sens aussi la pulsion de vie, l’éros dans la cité et la sève qui monte. Il y a deux jours, je me suis arrêtée pour noter une phrase lancée par un jeune homme portant un jeans troué à un autre jeune homme, portant, lui aussi, un jeans troué. On aurait dit des jumeaux habillés semblablement par leur maman. Le jeune homme a dit: « Je me suis tellement donné que je me suis éclaté la queue! » Cette phrase m’a fait lever les sourcils et écarquiller les yeux. J’ai essayé de me représenter ce qu’elle signifiait concrètement. J’ai imaginé une posture, un effort, une blessure. L’homme ne parlait que de lui, que de son plaisir, que de son exploit. Il me manquait une autre personne. Il me manquait la version de cette autre personne pour corroborer l’histoire ou pour démasquer la forfanterie.

Cette phrase m’a secouée comme toutes les phrases qui ne sortiront jamais de ma bouche, sauf à jouer un personnage sur scène. Cette phrase m’a aussi renvoyée à ma propre solitude et à une carence généralisée de contacts. J’espère juste que dans le monde d’après, il y aura moins de performances que d’expériences bouleversantes.

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