Maman a besoin d’un petit verre: la consommation ordinaire du parent épuisé
Quand on est parent, on sait combien l’apéro nous aide à tenir bon pour le tunnel du soir devoirs-repas-dents-histoire-dodo-verre d’eau. Et sur les réseaux sociaux, l’image de la mère avec son verre de pinard amuse et fédère, la fameuse « mommy wine culture ». Mais que dit ce besoin d’alcool de la mère (ou du père)? Et à quel moment devient-il problématique?
Mars 2020, le monde entier apprend qu’il va devoir vivre un certain temps confiné chez lui, pandémie oblige. Sur Internet, des milliards de mèmes et de vidéos parmi lesquels une quantité de ces blagues virtuelles mais oh! Combien fédératrices mettent en scène des parents désespérés, coincés entre télétravail et marmaille infernale, dégainant un verre de vin plus vite que leur ombre.
Au bout du goulot
Tous les parents du monde ayant accès à Internet savent combien ces images sont cathartiques. « On se sent moins seule! » s’amuse Anna, maman de deux enfants. Comme s’il existait une communauté de mamans qui, pour tenir le coup face à leurs enfants qu’elles aiment à la folie – là n’est évidemment pas la question – avaient besoin d’un petit remontant. « Je me sens moins coupable de me servir un verre le soir, pour me récompenser après une longue journée, ou pour tenir le coup avant que les enfants ne soient couchés: on est visiblement des millions à faire pareil. » Ces vidéos qui circulent sur Instagram sont un clin d’oeil. Un « Vous. N’êtes. Pas. Seule. » Un apéro collectif virtuel de mères épuisées.
Autant de supports qui, dans le meilleur des cas, rassurent les mères au bout du roul’ donc, et dans le pire, les encouragent. Cette Mommy Wine Culture ne date pas d’hier: les feuilletons américains, bien avant Bree Van de Kamp, mettaient en scène Sue Ellen noyant ses soucis dans l’alcool.
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Car derrière ce petit verre de vin qui ne paye pourtant pas de mine se cache évidemment un problème de taille: la charge mentale des mères, leur isolement, leur place sur le marché du travail, leur burn-out. Et face aux injonctions contemporaines qui pèsent aujourd’hui sur les épaules du wonderparent, l’alcool peut également être un facteur d’émancipation, un moyen de fédérer les mamans sous pression, un peu comme la bière et les matchs de foot chez les hommes. La mère moderne avec son verre de vin est cool, drôle voire rebelle. Exit Bree Van de Kamp bourrée étalée de tout son long dans l’herbe de son jardin. Place à la mère imparfaite qui gère mais qui a décidé que, pour la peine, elle avait bien le droit à sa petite bière.
Ce petit verre pourrait sembler a priori inoffensif, quand on estime qu’on n’a « aucun souci avec l’alcool ». Pourtant, il peut faire glisser dans cette zone grise quand cette consommation, un peu récréative, beaucoup anxiolytique, se transforme en deuxième, troisième, quatrième verre. De là au « Je ne suis pas alcoolique mais je me soigne », il n’y a que quelques gorgées.
« Tout le monde n’est pas égal face à l’alcool », nous explique Rebecca Dernelle-Fischer, psychologue et autrice, qui a publié en 2017 un article sur le blog Fabuleuses au foyer Maman boit, dans lequel elle aborde le tabou de la mère alcoolique. « Certains développeront plus facilement une alcoolodépendance que d’autres. Des facteurs génétiques et environnementaux entrent en compte. La période de Covid a été comme un facteur de risque: certaines personnes ont perdu le contrôle de leur consommation. Du petit verre avec les amis on est passé à une consommation qui nous appellait quotidiennement ».
Maman apéro
C’est exactement ce qu’a vécu Anna. La jeune quarantenaire a pourtant bien profité de la vie avant d’avoir des enfants, comme elle dit en souriant, sans jamais penser à sa consommation d’alcool comme à quelque chose de problématique. Anna ne coche pas les cases qui semblent définir l’alcoolodépendance. Elle n’a pas envie de boire dès le matin, elle ne ressent pas de symptômes physiques de manque, elle gère sa consommation et son quotidien de working mum. Elle continue de remplir sa check-list de maman, les rendez-vous chez le dentiste, les affaires de piscine, les goûters d’anniversaire et les lessives. Elle ne boit pas en journée et peut tout à fait se passer d’alcool certains soirs.
Mais son petit apéro de maman confinée, après le challenge quotidien d’une journée de télétravail intense avec deux enfants en bas âge dans les pattes, elle l’attendait avec un peu trop d’impatience. « Les choses ont pris une drôle de tournure pendant le premier confinement », analyse-t-elle quatre ans plus tard. « Pour la première fois de ma vie, je me suis surprise à remarquer les jours où je ne buvais pas, et à m’en féliciter. Je me disais « Tiens, je n’ai pas bu aujourd’hui! » ou, pire, à penser tôt dans la journée à ma consommation du soir, à descendre acheter une bouteille, seule, et non pour la partager avec des amis autour d’un bon repas. »
« On ne résoud pas tes problèmes, mais regarde, tu peux boire un bon verre de vin devant Netflix »
Anna et son compagnon, père de ses deux enfants, en étaient arrivés à boire une bouteille par soir, voire davantage. Alors sans s’alarmer, la jeune mère a vu un petit warning s’allumer. « J’ai réalisé que je buvais quasiment tous les jours depuis des semaines, et la plupart du temps largement plus qu’un verre ou deux, la limite quotidienne pour une femme. Je n’ai pas paniqué, je me suis dit que nous vivions une situation particulière et que tout reviendrait à la normale après les confinements. Mais le fait est que, petit à petit, ce verre de vin n’avait plus le même goût qu’autrefois. »
Dans un article publié sur le blog du HuffPost américain, Amanda Montei parle de cette « Maman apéro » qu’elle était devenue, à l’instar d’Anna, pendant le Covid. « Pour moi, c’était une forme de rébellion, de maternité qui faisait fi de l’opinion des autres » explique t-elle en introduction de son témoignage. Et de pointer du doigt le marketing d’alors autour de l’alcool explicitement destiné aux parents, et aux mères en particulier: « les t-shirts “rosé all day” vendus dans les supermarchés Target, les mèmes sur les “wine-ing moms” et leurs “whining kids” » qui semblaient valider une dépendance à l’alcool « aussi inoffensive que profonde ».
« C’est comme si la société mettait une petite tape sur l’épaule de la mère en lui disant « allez, on ne résoud pas tes problèmes, on te met encore plus de pression mais regarde, tu peux boire un bon verre de vin, devant Netflix, avec tes chaussettes moelleuses », ironise Rebecca Dernelle-Fischer. L’autrice évoque aussi ce que les Américains appellent la « mom rage », cette colère soudaine provoquée par les petites choses du quotidien qui prennent des proportions démesurées, une durée de mise au lit qui n’en finit pas, par exemple. « Dans ce cas, l’alcool a vite fait de vous dire « viens, je vais t’aider à gérer ça ».
C’est ce qui a encouragé Anna à, si ce n’est arrêter totalement, réduire drastiquement sa consommation d’alcool. La jeune femme ne boit (presque) plus en semaine à la maison. Pour elle bien sûr, mais aussi pour ses enfants. Elle s’est demandée quel pourrait être l’impact sur ces derniers le fait de voir leurs parents consommer de l’alcool quotidiennement, maman préparant le souper un verre à la main. Est-ce que cette banalisation de la consommation pourrait avoir une influence sur leur rapport à l’alcool futur? « Au-delà de l’impact sur ma santé, même si j’étais très loin du cliché de l’alcoolique qui boit dès le matin et perd le contrôle, j’ai réalisé que, depuis des mois, je couchais mes enfants tous les soirs avec au minimum un ou deux verres dans le nez. Ok je n’étais pas ivre, mais l’idée que mes bisous du soir soient associés aux vapeurs de l’alcool m’a dégoûtée. Quel souvenir cela laisserait à mes enfants? Une maman qui sentait la vinasse quand elle leur racontait une histoire? »
Le petit verre de la mère
Mais tout n’est pas si facile. Car si Anna est parvenue à se passer, depuis plusieurs mois maintenant, de ce petit verre en rentrant du boulot, elle accuse le coup. Le quotidien a semblé à Anna, les premières semaines d’arrêt surtout, plus difficile. Elle s’est sentie plus fatiguée, moins patiente, plus stressée. « Ce petit verre de vin qui te redonne un petit coup de peps après une journée de travail, qui te met d’humeur joyeuse, ce petit moment pour soi… C’est quand même dur de faire sans. Pour moi, c’est le signe que quelque chose ne va pas et que j’ai bien fait de calmer le jeu. Que ce soit l’alcool, du Xanax ou n’importe quel psychotrope – l’alcool en est un – le fait d’avoir des difficultés quand on n’a plus ce palliatif devrait être un signal. »
Les cultures belges et françaises n’aident pas à lever le pied. L’alcool est partout, tout le temps, et même, ici en Belgique, jusque dans les fêtes de l’école et les anniversaires des enfants. Ne pas boire d’alcool est, malgré quelques progrès, encore tabou dans nos contrées. Mais entre l’image de l’abstinent et celle de l’alcoolique, il y a ce juste milieu dont on parle finalement assez peu.
« L’apéro, c’est le goûter des parents »
Quid de cet entre-deux dans le domaine de la parentalité? Car lorsqu’on entre dans Google la requête « Alcool parents », la première page de résultats nous oriente uniquement vers des ressources sur les parents alcooliques ou parents dépendants, avec des exemples de situations extrêmes et bien souvent le point de vue de l’enfant qui témoigne de l’alcoolisme maternel ou paternel. Difficile pour la mère lambda qui « ne boit pas trop » de s’y retrouver. Rien ou si peu sur cet « indispensable petit verre de la mère moderne » ainsi très justement nommé dans cet article de Radio Canada, qui évoque un marketing misant sur la féminisation des produits alcoolisés et valorisant la femme qui boit.
Or, « tout le monde ne glisse pas vers l’alcoolisme », rappelle Rebecca Dernelle-Fischer, avant d’évoquer le travail de la sociologue américaine Brenée Brown. Cette dernière parle de ces comportements qu’on va adopter pour anesthésier les émotions, « sorte de doudous émotionnels, continue Rebecca Dernelle-Fischer, le petit verre en fait partie, mais ça peut être binge watcher sur Netflix ou faire les boutiques pour se récompenser ou s’échapper de ce qui nous entoure mais aussi de ce qui est en nous, comme nos émotions. »
Et d’ajouter que, le problème avec l’alcool, c’est justement ce phénomène de récompense. « L’alcool est une béquille pas très solide qui ne guérit certainement pas la blessure. Il diminue l’angoisse, mais quand c’est fini, en général, l’angoisse revient de manière plus forte. »
Selon la psychologue, les questions qu’il faut se poser quand on supprime ce fameux petit verre et qu’on ressent un changement dans sa façon de gérer le quotidien sont: qu’ai-je perdu en plus de ce verre? Qu’est-ce qui m’a manqué? Par quoi ça peut être remplacé? Un moment de discussion, une activité créative, une étreinte, une marche en solo pendant que l’autre parent garde les enfants à la maison… « Toutes ces choses qui peuvent permettre d’en finir avec « le cycle du stress » dont parlent les sœurs Nagoski dans leur ouvrage traduit en français Pourquoi les femmes font des burn out, conseille Rebecca Dernelle-Fischer, avant de rassurer: « Les parents peuvent tout à fait garder leur petit rituel d’apéro à deux sans alcool. Parce qu’au-delà de la substance, c’est un moment qu’ils s’octroient rien que pour eux. L’apéro, c’est le goûter des parents! »
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