Femmes de grande taille: comment assument-elles au quotidien?

Séverine © Frédéric Raevens
Kathleen Wuyard

Alors que dans un livre qui vient de paraître au CNRS, Marie Buscatto s’intéresse à La très grande taille au féminin. Être une grande femme n’est pas si enviable qu’il y paraît, et implique souvent un décalage entre séduction et stigmatisation.

Dans un monde où la beauté féminine a longtemps été déterminée à l’aune des silhouettes longilignes des podiums devant mesurer 1,73 m minimum, on pourrait penser que la grande taille serait chez la femme un attribut enviable. Et jusqu’à un certain point, c’est en effet perçu comme «un signe de séduction et d’élégance», assure Marie Buscatto, professeure de sociologie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui publie aux éditions du CNRS ses recherches sur La très grande taille au féminin.

Soit les 2 à 3% de la population féminine qui mesurent plus d’1,77 m et pour qui «c’est une autre histoire, faite de difficultés à surmonter et de stigmates à déconstruire. Rejet, exclusion, gêne, tel est leur quotidien aux différents âges de la vie. Elles peinent aussi bien à s’accepter comme des personnes « normales » pouvant évoluer sereinement en société qu’à se construire comme de « vraies » femmes, malgré leur aspiration affirmée en ce sens».

Si Ariane, une private banker de 49 ans, dit avoir un rapport «neutre» à son 1,76 m, il n’en a pas toujours été ainsi et il a longtemps été source de malaise pour celle qu’on qualifiait de «grande girafe». «Avant, ma taille était un désavantage, mais avec l’âge, je la verrais plutôt comme un avantage car les gens me trouvent élégante», dit-elle. Et la sociologue française de confier vouloir, avec son livre, résoudre ce paradoxe entre valorisation de ces mensurations dans l’imaginaire d’un côté, et moqueries de l’autre. Car comme elle le rappelle, cette grande taille est gênante «parce qu’elle perturbe les normes qui veulent que les femmes soient douces, fragiles, passives et dominées physiquement par les hommes».

Un ressenti confirmé par Clara, 23 ans et 1,79 m, qui souligne que bien que ça n’ait pas toujours été simple, être grande lui permet de se sentir davantage prise au sérieux: «J’ai le sentiment qu’une petite femme, on va la trouver jolie, rigolote, mais ça va souvent s’arrêter là.» En substance selon la sociologue: «Ces femmes hors normes remettent donc en cause, par leur simple existence, l’ordre genré du monde.» Un défi de taille.

Séverine, 46 ans, 1,85 m

Séverine © Frédéric Raevens

«J’ai toujours été plus grande que les autres, mais c’est à l’adolescence que la différence a commencé à se marquer significativement: j’ai pris vingt centimètres de plus que les autres, et à 14 ans, je mesurais déjà 1,80 m. Mon père faisait 2,11 m – les chiens ne font pas des chats. Plus jeune, j’étais complexée et les blagues sur ma taille n’arrangeaient rien. Je faisais tout pour paraître plus petite: dès que je le pouvais, je m’appuyais contre un mur ou sur une seule jambe pour pouvoir perdre quelques centimètres. Poteau, girafe, gratte-ciel, «il fait bon là-haut»: j’ai énormément souffert des moqueries, d’autant que quand on est enfant ou ado, on n’est pas armé pour se défendre. J’encaissais en souriant, même si ça me touchait profondément. Mais avec le temps, j’ai acquis une répartie dont je me sers toujours aujourd’hui avec humour. Désormais, j’assume mon 1,85 m et je porte même des talons, chose que je n’aurais jamais osée il y a quinze ans. Pour les vêtements, l’essor du commerce en ligne m’a sauvée. Il y a certains magasins où je ne prends même pas la peine de faire du lèche-vitrines ; je sais que les tailles ne collent pas. Ceci étant, être grande a aussi des points positifs: dans un concert, c’est un sérieux avantage, même si je me fais souvent engueuler car je «cache la vue», et pour certains sports aussi. J’étais toujours la première choisie à l’école quand on formait les équipes de volley. De manière plus générale, ma taille impose une forme de respect: je ne me souviens pas avoir été harcelée en rue par exemple, peut-être parce que j’intimide ( rires). Et puis, on ne passe jamais inaperçues. Même si le revers de la médaille est l’impact que ça a sur ma vie amoureuse. Je dois déjà assumer ma taille, assumer en prime la différence de taille qu’il y aurait avec mon compagnon me serait tout à fait impossible. Moi aussi, j’ai besoin d’un homme grand et protecteur, même si en trouver un au moins aussi grand que moi est compliqué. Je suis d’ailleurs célibataire depuis plusieurs années. On voit souvent les grandes comme des femmes fortes, dominantes. Cette image est dure à porter, parce que je suis une femme comme les autres avec des faiblesses, des blessures… J’aurais adoré mesurer 1,75 m, pour me fondre dans la masse sans complexes… Même si au fond, j’adore sortir du lot.»

Géraldine, 45 ans, 1,84 m, et sa fille Elizabeth, 16 ans, 1,80 m

Géraldine et sa fille Elizabeth
Géraldine et sa fille Elizabeth © Frédéric Raevens

Géraldine: «A 45 ans, j’assume ma taille. Etre grande fait partie de mon identité, d’ailleurs, ma naissance a été provoquée avant terme car je grandissais trop vite in utero. A la naissance, je mesurais déjà 56 cm pour 4,6 kg. Je me souviens qu’un été, en vacances, un médecin de garde français s’était amusé à calculer ma taille à l’âge adulte, affirmant que je ferais au moins 1,80 m, ce qu’il avait qualifié de taille mannequin, blaguant qu’il n’y avait pas beaucoup de femmes de cette taille en France et qu’il fallait «les importer». Je m’étais sentie spéciale et fière.»

Elizabeth: «Ma mère était déjà plus grande que tout le monde. C’était évident pour moi que j’allais l’être aussi, mais j’en ai pris conscience à l’école primaire, en réalisant que j’avais la même taille que la prof sur les photos, ce qui n’était pas très agréable comme sensation.»

Géraldine: «Ado, j’étais tracassée, voire angoissée, par la certitude que personne ne m’aimait à cause de ça. J’étais certaine d’être hideuse. Il m’a fallu des années pour réaliser que c’étaient en réalité mes complexes qui opéraient comme un repoussoir, et pas ma taille. Petite, les attentes étaient toutefois plus difficiles à gérer que les moqueries: les adultes ont tendance à surestimer l’âge des enfants grands, et donc leur capacité à rester calmes et matures… C’est comme si on n’avait pas le droit d’être un petit enfant.»

Elizabeth : «J’ai déjà dû faire face à des moqueries, mais ça me passe au-dessus de la tête, c’est dire ( rires). Cela m’affecte deux heures, et puis j’oublie. Je ne dirais pas que c’est un désavantage, mais ce n’est clairement pas un avantage non plus. Quand j’ai commencé mes humanités, voir tous les autres plus petits que moi, c’était compliqué.»

Géraldine: «Aujourd’hui, je trouve que ma taille est un avantage. Au premier coup d’œil, je suis considérée comme une personne compétente, qui inspire confiance, cela contribue à cette première impression positive. J’adore l’archétype de l’amazone, ces femmes courageuses m’éblouissent. J’ai d’ailleurs traîné Elizabeth au cinéma pour voir Wonder Woman, c’est important pour moi qu’elle découvre des histoires de femmes indépendantes qui questionnent les rapports féminin-masculin. Globalement, un homme qui s’inquiète de ma taille éprouvera aussi des difficultés à supporter mon caractère d’amazone. C’est un signal fort à ne pas ignorer. Mon compagnon est plus petit, mais pas une fois il n’a fait une remarque sur ma taille ; ça en dit beaucoup sur la qualité de son être et sa force de caractère.»

Elizabeth: «Pour ma part, je ne me retrouve pas dans le modèle de l’amazone. Je suis une jeune femme forte, je peux tout gérer seule, mais cela n’a rien à voir avec ma taille. Quand je vois le couple de ma mère et son amoureux, où l’homme est plus petit, ça me paraît trop bizarre, alors que même si mon petit ami mesure quelques centimètres de moins que moi, ça ne me dérange pas. Peut-être que si je me sentais minuscule et protégée, ce serait un plus, mais ça ne me manque pas.»

Géraldine: «Le mouvement du body positivism s’intéresse plus à la balance qu’à la toise mais c’est exaltant de voir les normes de beauté exploser en plein vol. Mon regard sur les autres et sur moi change. Il devient moins jugeant. Etre grande n’est pas difficile en soi. Se sentir différente et isolée est plus compliqué. J’ai grandi sans role model qui me ressemble. J’avais le sentiment qu’une femme était nécessairement frêle, c’étaient les seules représentations auxquelles j’avais accès.»

Elizabeth: «Ce mouvement a beaucoup aidé à faire accepter les imperfections du corps, les rondeurs, les poils. Mais dans les pubs ou les posts de body positivism on n’y inclut jamais une grande, juste parce qu’elle est grande. Sans doute, parce que ce n’est pas du tout une imperfection!»

Alma, 38 ans, 1,80 m

Alma
Alma © Frédéric Raevens

«Mon père mesurait près de 2 m, et j’ai rapidement suivi sa courbe de croissance: j’ai réalisé que j’étais plus grande que la moyenne en fin de primaires, parce que j’avais déjà une tête de plus que la plupart de mes professeurs féminins. A 12 ans, je mesurais déjà 1,72 m et je garde un souvenir cuisant de la boum de primaires où personne n’a voulu danser avec moi… Jusqu’à ce que le plus petit garçon de la classe prenne une chaise, se mette dessus, et m’invite à danser un slow! Anecdote touchante mise à part, ma taille a été une gêne durant toute mon enfance et adolescence. On m’appelait la grande perche et la girafe, ce qui était déjà pénible en soi, mais le pire était de ne pas avoir d’amoureux à ma taille. Laquelle, de manière paradoxale, a joué en ma faveur une fois que j’ai commencé à défiler pour des créateurs et que mon activité de mannequin a fait office d’atout séduction auprès des garçons. Quelque part, c’est un peu ironique parce que m’habiller a longtemps été compliqué pour moi: j’avais «de l’eau dans les caves» comme on dit, et je devais compenser le fait que mes pantalons m’arrivaient tous à la cheville avec chaussettes, jambières ou autres astuces. A l’époque, on n’achetait pas ses vêtements en ligne donc il fallait se débrouiller comme on pouvait. Ceci étant, le seul inconvénient lié à ma taille est que je ne puisse pas porter de talons hauts sans qu’il y ait quelqu’un pour me demander une variation de «quelle température il fait là-haut?», sinon, je dirais vraiment qu’il n’y a que des avantages. On voit mieux, on sait tout attraper… Quant à savoir si on projette une image de «femme forte» à cause de notre grande taille, je suis mal placée pour en juger, parce que j’ai toujours eu un fort caractère et je me protège seule, sans besoin d’homme pour me défendre ou d’utiliser ma taille comme un bouclier

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