L’infertilité économique racontée par un couple: « On ne gagne pas assez pour avoir un bébé »

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Un couple raconte son infertilité économique - Getty Images
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

Si l’infertilité peut être biologique, liée temporairement à une prise de médicaments, voire même, inexpliquée, un autre phénomène bloque la procréation: l’infertilité économique. Ou quand la situation financière ne permet pas d’envisager la parentalité.

Si l’infertilité économique ne date pas d’hier, et a d’ailleurs donné lieu à nombre de tragédies et d’adoptions semi-contraintes de bébés aux besoins desquels leurs parents ne pouvaient pas subvenir, ce qui est nouveau, c’est l’interprétation qui en est faite. Dans un contexte économique complexe, avec une sécurité du travail moins garantie que pour les générations d’avant et un rapport différent au bien-être et au bonheur, les Millenials sont plus nombreux aujourd’hui à se sentir économiquement infertiles alors même qu’ils gagnent leur vie.

C’est notamment le cas de Félix et Alice, deux trentenaires pourtant pourvus de « bons travails », qui ont des salaires raisonnables mais l’affirment: avoir un enfant ne leur semble pas réaliste financièrement. Raison… ou cynisme? On leur a donné la parole pour mieux comprendre.

La vie d’adulte, impayable avec enfants?

« Quand on s’est rencontrés, on venait tout juste d’être diplômés, et on ne pensait pas du tout au fait d’avoir des enfants ou non. On ne pensait pas trop à nos salaires ni à notre pouvoir d’achat non plus, d’ailleurs: la crise économique de 2007 et la débâcle sur le marché de l’emploi de certains pays européens étaient encore toutes fraîches, et on était juste super contents d’avoir décroché un boulot assez rapidement, parce que ça n’a pas été aussi simple pour le reste de notre bande de potes. Les années passant, on s’est installés ensemble, on a commencé à gravir un peu les échelons, et comme on habite dans une ville où le prix des loyers est longtemps resté bien en dessous de la moyenne du pays, on a progressivement pu s’offrir un train de vie dont notre génération ne rêvait plus trop.

Soyons clairs: aucun de nous deux n’a le genre de job qui rapporte un salaire mensuel à cinq chiffres, mais on gagne correctement notre vie, surtout quand on combine nos salaires. Ces dernières années, on a pu goûter aux fruits de notre labeur. Certes, on doit parfois multiplier un peu les heures supplémentaires, mais sur le côté, on peut aussi s’offrir de bons restos, plusieurs voyages par an (même s’il ne s’agit parfois que d’un petit week-end par-ci par-là) et quelques beaux vêtements. On est loin d’être ceux qui gagnent le mieux leur vie dans notre bande d’amis, mais on n’est pas du tout à plaindre non plus, et on a la chance d’être confortables financièrement, et même de pouvoir mettre un peu d’argent de côté tous les mois. Mais si c’est possible, c’est clairement parce qu’on n’a pas encore d’enfants » raconte le couple, qui a récemment découvert le concept d’infertilité économique au gré de la lecture d’un article paru dans la presse britannique, et qui s’identifie entièrement.

En déséquilibre

« C’est compliqué à expliquer sans avoir l’air de gros connards, donc on n’en parle pas autour de nous, et on a pas mal de questionnements en tête-à-tête, parce qu’il y a une telle pression à la parentalité qu’on en vient à se demander si c’est bien une raison légitime. Mais le fait est qu’à l’heure actuelle, avoir un enfant nous ferait basculer d’un équilibre financier à une incertitude angoissante, avec, par contre, une chose certaine: c’en serait fini de tous les petits plaisirs que nos salaires nous permettent.

On gagne bien notre vie, certes, et en ayant un loyer qui reste relativement raisonnable, on peut se permettre quelques extras sympas tout en épargnant chaque mois, mais c’est parce qu’on prend nos décisions de manière calculée. Un resto, oui, mais pas besoin de prendre forcément le menu, et si on craque pour un vêtement classe, ça va être soldé. Si, demain, on doit assumer la charge financière d’un enfant, cette petite soupape qui nous permet de nous faire plaisir tout en mettant un peu de côté pour assurer l’avenir disparaît. On le voit bien avec nos potes déjà parents, même ceux qui gagnent mieux leur vie que nous: avoir un bébé est un véritable gouffre financier.

Et on ne parle pas ici d’acheter une poussette dernier cri ou bien d’avoir un enfant qui porte plus de logos qu’un influenceur implanté à Dubai. Même une « bête » poussette coûte plusieurs centaines d’euros, auxquels il faut ajouter le prix ahurissant des langes, surtout quand on le multiplie par la quantité qu’un bébé en utilise, et c’est sans parler de la crèche et du babysitting éventuel: vu le coût que ça représente, ça voudrait dire qu’un de nous deux irait au travail presqu’uniquement pour payer les frais de garde, ce qui est quand même un peu dingue quand on y pense… »

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Un couple raconte son infertilité économique – Montage Vif Weekend

La parentalité chère payée

« Peut-être qu’il en va ainsi de tous les parents et que c’est un cap tout à fait normal, ou bien peut-être aussi que ce sont nos potes qui sont des exceptions, mais quand on les voit, on ressent un mélange de peine (pour eux) et de soulagement (pour nous). Ils ont l’air épuisés en permanence, leur vie et leur budget tournent entièrement autour de leur progéniture, et quand on les retrouve, ils ne font que nous dire à quel point ça leur en coûte, psychologiquement et financièrement. La parole s’est beaucoup libérée autour de la parentalité dans notre génération, et c’est bien, parce que ça permet d’alléger la charge mentale des jeunes parents, mais pour ceux qui n’ont pas encore sauté le cap, c’est difficile, parce que ça donne vachement l’impression qu’il ne faut pas les imiter et qu’une part d’eux regrette clairement leur vie d’avant.

Est-ce qu’il y a quelque chose d’obscène à parler d’infertilité économique alors qu’on est en couple et qu’on a la chance de combiner deux salaires? Très certainement. Mais le fait est que si demain on était parents, on devrait trouver un appartement avec une chambre supplémentaire, et rien que ça, ça grèverait notre budget. Nos horaires ne sont pas toujours fixes, et souvent très longs, donc en plus de la crèche, on devrait prendre en compte un budget de garde, parce que nos parents nous ont déjà dit qu’ils ne comptaient pas être corvéables à merci. Ajoutez à ça les vêtements, les couches, le lait en poudre éventuel si besoin, les frais de pédiatre, les jouets, la poussette, les activités… Et au final, vu le coût de la vie actuel, et alors même que vu de l’extérieur on a des salaires corrects, ce n’est même pas qu’on ne pourrait plus se payer des restos ou des vacances comme des ouin-ouin le problème, mais bien que potentiellement, on n’arriverait pas à joindre facilement les deux bouts à la fin du mois »

L’injustice de l’infertilité économique

« Si on en parlait à nos parents, ils nous diraient probablement que c’était pareil à leur époque, que bien sûr qu’un enfant ça coûte cher, mais qu’on trouve toujours le moyen de s’en sortir, et puis que surtout, être parent, ça n’a pas de prix. Nos potes, eux, ne sont pas au courant que la question de l’infertilité économique pèse sur notre choix de ne pas avoir d’enfant, mais vu ce qu’ils racontent de leurs situations personnelles, et à quel point l’argent est soudain devenu un stress pour eux, ils appuient nos arguments sans le savoir.

C’est certain que ce témoignage va probablement hérisser quelques poils, même s’il est partagé avec la conscience d’être des privilégiés, et que pour certaines personnes, l’infertilité économique a une connotation bien plus grave, et sonne presque comme une condamnation. Mais ce n’est pas parce que c’est pire pour d’autres que ça ne hante pas tous ceux qui en souffrent. C’est bien beau d’avoir un Emmanuel Macron qui encourage à repeupler la France, mais avec quel soutien derrière? Où sont les congés parentalité allongés, avec une vraie pause pour les papas, et pas juste deux semaines ridicules? À quand un accueil de qualité dans toutes les crèches, avec la gratuité tant qu’on y est? Bien sûr qu’avoir un enfant implique de faire une série de sacrifices. Mais pourquoi est-ce que la sécurité financière, et donc, la paix mentale, devraient forcément en faire partie? Peut-être que notre position peut sembler injuste, mais en ce qui nous concerne, mettre un bébé au monde dans un contexte où on sera hyper tendus par toute une série de problèmes dont il ou elle n’est pas responsable, ça ne nous semble pas beaucoup plus juste ».

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