« J’ai traversé des jungles sur le dos de mes frères » : témoignages de voyageurs porteurs de handicap

Dans la Monument Valley (Utah) lors d’un voyage sur la côte ouest des Etats-Unis en 2019. © DR

Voyager, quand on est porteur d’un handicap, demande de la préparation, de la persévérance et de l’imagination. Mais ce n’est pas insurmontable pour autant. La preuve à travers ces quatre témoignages.

Par Lien Lammar et Isabelle Willot

Jerom, atteint du syndrome de Kabuki
Sébastien, atteint de surdité
Monique, non-voyante
Inge, paraplégique

Jelle et Françoise voyagent fréquemment avec leurs fils Tibo (21 ans) et Jerom (18 ans). Ce dernier est atteint du syndrome de Kabuki, un trouble congénital rare du développement qui entraîne notamment un retard mental et moteur.

En surfant sur le site Web de Jerom, on remarque immédiatement que le jeune homme aime l’action, la vitesse et l’aventure. «Que l’on aille se balader en Ardenne ou faire de la voile en Espagne, il rayonne, s’exclame Françoise, sa maman. A la maison, il se sent prisonnier de son propre corps et souffre de ses limites. Il s’ennuie vite et s’agite. Il a besoin de défis.»

Jerom avait 3 ans lorsque, après de longues recherches, le diagnostic de Kabuki est tombé. Cela n’a jamais empêché Jelle et Françoise de parcourir le monde avec leurs enfants. Les premières vacances dans un camping en Italie se sont tellement bien passées que chaque année, ils ont osé aller un peu plus loin. Ainsi, la famille a sillonné la côte ouest des Etats-Unis à bord d’un camping-car, a découvert le désert de Dubai à dos de chameau et a marché sur un glacier en Norvège. «Nous ne nous sommes jamais adaptés au handicap de Jerom, nous faisons juste en sorte qu’il puisse nous accompagner partout, explique Jelle. Comme il a du mal à marcher seul, nous le poussons dans un buggy ou le portons sur notre dos, dans un sac à dos spécial. Nous nous entraînons toutes les semaines pour pouvoir faire ce genre de choses.»

Jerom porté par son frère Tibo, en 2022, à Styggforsen, en Suède.
Jerom porté par son frère Tibo, en 2022, à Styggforsen, en Suède. © DR

Tibo n’a pas peur non plus de porter son petit frère. La famille est particulièrement soudée, ce qui ouvre le champ des possibles. «Grâce à Jerom, nous sommes une vraie équipe. Parfois, on en bave, mais il est tout à fait possible de voyager avec un enfant comme lui. En partageant notre histoire, nous espérons être une source d’inspiration pour d’autres familles.»

jeromvervaeke.be (en anglais)

Né sourd dans une famille d’entendants, Sébastien (35 ans) a déjà visité 42 pays. Où qu’il soit, il peut toujours compter sur la solidarité de la communauté sourde. Partir seul lui a permis de sortir de sa zone de confort.

D’aussi loin qu’il s’en souvienne, Sébastien a toujours eu la bougeotte. Enfant déjà, il adorait les road trips en voiture qui emmenait toute la famille dans le sud de l’Italie. A la vingtaine, l’envie lui prend d’entreprendre un long voyage en Asie du Sud-Est. «Je suis parti sans appareil auditif et sans téléphone, raconte-t-il. Je voulais me passer de la technologie.» Les éventuelles difficultés de communication ne lui ont jamais fait peur, au contraire. «D’après mon expérience de personne sourde, on rencontre moins de barrières que la plupart des entendants.» De la Thaïlande au Vietnam en passant par l’Inde ou la Malaisie, et encore aujourd’hui lorsqu’il voyage dans le cadre de son travail d’artiste performeur, il peut toujours compter sur l’appui d’une communauté extrêmement solidaire. «Entre sourds, on s’accueille mutuellement, pointe-t-il. Je rends la pareille en Belgique lorsque d’autres sourds sont de passage en voyage ou pour un événement international. Même si la langue des signes n’est pas aussi universelle qu’on pourrait le croire, il existe des signes communs qui facilitent les échanges.»

Dans le sanctuaire de la Forêt des Singes, à Ubud, au cœur de Bali.
Dans le sanctuaire de la Forêt des Singes, à Ubud, au cœur de Bali. © DR

Lorsqu’on lui vole son passeport et son argent au Vietnam, il lance un appel à l’aide sur les réseaux sociaux. La réponse des sourds de Ho Chi Minh-Ville est immédiate. Il reçoit de la visite, de la nourriture, des boissons. Mais Sébastien se souvient aussi avec émotion de son séjour sur une petite île en Thaïlande. L’homme qui l’héberge en échange de petits boulots dans sa maison ne parle ni anglais, ni français, et ne sait ni lire ni écrire. «On a appris à se connaître par gestes. On est devenus comme des frères.» Sur sa route, lorsqu’il croise des entendants, chacun fait l’effort de s’adapter à l’autre. «Je parle − s’ils sont francophones − et je lis sur les lèvres s’ils articulent clairement. Lorsque nous restons assez longtemps ensemble, je leur apprends l’alphabet et quelques mots de base.» Sébastien l’assure: «En quinze mois de voyage j’ai appris plus de choses sur moi-même mais aussi sur le monde qu’en quinze ans d’école. Je conseille à tous les jeunes sourds qui aimeraient tenter l’aventure d’oser sortir de leur zone de confort.»

Dans les montagnes de Matheran, à 90 km de Mumbai.
Dans les montagnes de Matheran, à 90 km de Mumbai. © DR

L’an dernier, Monique (47 ans) a voyagé en Afrique du Sud avec son fils. En raison d’une malformation congénitale de l’œil, elle a commencé à perdre la vue progressivement lorsqu’elle était enfant.

En tant que mère célibataire porteuse d’un handicap, partir en vacances n’a jamais été une sinécure pour Monique. Grâce à un petit coup de pouce financier, elle a pu entreprendre son premier voyage l’an dernier. Son fils, Robin, et elle se sont envolés vers l’Afrique du Sud, où StievieWonderTours leur a concocté un voyage sur mesure.

«Les gens de l’agence n’avaient aucune expérience avec des personnes atteintes d’un handicap visuel, mais je me suis immédiatement sentie la bienvenue. Ils ont écouté mes questions très attentivement. Un safari à bord d’une voiture avec des fenêtres fermées où je n’entendrais que l’air conditionné ne présentait aucun intérêt pour moi. Alors, nous avons opté pour une Jeep, pour que je puisse sentir le vent, humer les herbages et écouter les lions à proximité. Nous étions tellement près des rhinocéros que je les entendais fouler l’herbe.»

Son fils s’est fait un plaisir de l’accompagner et de la véhiculer lors du voyage. «Chez moi, je me débrouille sans problème, mais là-bas, je dépendais pas mal de lui. Cela me pesait parfois un peu, mais lui pas du tout. Quel bonheur de faire ce voyage ensemble!»

Lorsque Monique a touché un éléphant, elle ne se remémorait plus l’image, «un coup dur».
Lorsque Monique a touché un éléphant, elle ne se remémorait plus l’image, «un coup dur». © DR

Pendant que Robin prenait des photos et dressait un compte rendu à sa mère de ce qu’il voyait, Monique enregistrait les sons: les propos enthousiastes de son fils ou des guides, les cris stridents des singes, le clapotis incessant des vagues. Elle sentait les fleurs, caressait les troncs d’arbres et les guépards et goûtait de délicieux mets à base de poisson.

«Je regarde avec mes autres sens, mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Je peux percevoir et sentir un coucher du soleil, mais j’aimerais tant en revoir un. Mes souvenirs visuels commencent à s’estomper. Lorsque j’ai pu toucher un éléphant, tout à coup, c’est devenu le noir total devant mes yeux. Je n’arrivais pas à me remémorer l’image. Ça a été un coup dur pour moi.»

Uluru, en Australie, en 2017.
Uluru, en Australie, en 2017. © DR

Un collage de photos que Robin a prises pendant leur voyage est suspendu dans sa chambre. «Je ne peux pas voir les images, mais l’idée qu’elles se trouvent là me rend heureuse.»

Inge (34 ans) n’a qu’un souhait, celui de découvrir de beaux endroits dans le monde. Lorsqu’elle avait 2 ans, un accident a entraîné sa paralysie.

Inge a toujours voyagé, que ce soit avec sa famille, des amis ou même seule. «Mes roues sont ma liberté. Elles m’offrent vitesse et possibilités.»

Lorsqu’il n’y a pas de roues, ce sont les bras musclés de son papa, de sa maman et de ses frères qui la portent, comme toujours. Elle accroche ses bras autour de leurs épaules, et ils attrapent ses jambes. «Ma famille ne regarde pas si quelque chose est possible, mais bien comment ça l’est. Sur le dos de mes frères, j’ai traversé des jungles et arpenté des rochers et des volcans. Même s’ils sont essoufflés ou trempés de sueur, je n’ai jamais l’impression d’être une tare pour eux. C’est beau. Ils font en sorte que je puisse rêver.»

Dans le parc Akaka Falls, à Hawaii, en 2022, Inge est sur le dos de son frère. Son compagnon porte son fauteuil roulant.
Dans le parc Akaka Falls, à Hawaii, en 2022, Inge est sur le dos de son frère. Son compagnon porte son fauteuil roulant. © DR

Aujourd’hui, elle voyage aussi avec son compagnon, un triathlonien qui n’a pas peur d’aller camper sur la plage avec son amoureuse et son fauteuil roulant. «Disons que je n’aime pas me limiter à des destinations estampillées PMR.» (rires) Si elle est capable de beaucoup de choses, souvent, les gens supposent le contraire. «A Hawaii, j’ai contacté six organismes avant d’en trouver un qui accepte de m’emmener plonger. Mon fauteuil roulant suscite fréquemment de la peur. Cela m’énerve toujours que d’autres décident à ma place que quelque chose n’est pas à ma portée.»

Parfois, lorsqu’elle réserve une excursion, elle omet volontairement de signaler qu’elle est une personne à mobilité réduite. «Je risque toujours d’essuyer un refus, mais heureusement, les gens trouvent des solutions. En Bolivie, comme je n’ai pas pu accéder à l’hôtel dans la montagne avec mon fauteuil roulant, ils m’ont mise sur un cheval. Au Sri Lanka, des employés d’un magasin de tissus m’ont portée six étages plus haut pour que je puisse choisir moi-même. Souvent, c’est très beau de voir à quel point les gens sont disposés à aider et se montrent inventifs. Je dois aussi faire preuve d’imagination et de souplesse. Il m’est déjà arrivé de me traîner sur le sol jusqu’aux toilettes sur un voilier et de me faire transporter dans une brouette. (rires) Je comprends très bien que tout le monde ne soit pas capable ou n’ait pas envie de faire ça, mais je trouve que ça en vaut la peine. Je veux juste voir le monde.»

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