Ne plus sentir, du jour au lendemain: « C’est comme si je regardais le monde à travers une vitre »
Les odeurs sont partout. Sentir est une telle évidence qu’on oublierait presque qu’elles façonnent le monde et notre expérience. Ainsi, la perte de l’odorat entraîne souvent une véritable disparition de repères. La journaliste Françoise-Marie Santucci en témoigne dans son nouveau livre.
Les gouttes de pluie sur l’asphalte, un gâteau qui sort du four, du basilic fraîchement coupé ou, moins agréable, le fumet des poubelles ou la transpiration dans les transports en commun… Les stimulations olfactives sont partout et rythment notre quotidien. Depuis la pandémie de Covid-19 pourtant, quelques millions d’individus doivent apprendre à vivre sans leur flair.
Cette incapacité à sentir porte un nom: l’anosmie. A la suite d’un accident de voiture, la journaliste française Françoise-Marie Santucci perd l’odorat. Son nouveau livre A la recherche des odeurs perdues(*) nous entraîne sur le chemin des souvenirs et explore la science pour tenter de comprendre ce sens et en rappeler les vertus. Un voyage émouvant rempli de senteurs…
‘80% de nos sensations quand nous mangeons, on les doit à l’odorat et non au goût.’
Il y a cinq ans, vous perdez brutalement l’odorat à la suite d’un choc frontal. Comment vivez-vous cette prise de conscience?
Le soir de l’accident, en rentrant de l’hôpital, toute blessée et contusionnée, je me rends compte que je ne sens plus rien. Sur le moment, je mets ça sur le coup du choc. Seulement, le lendemain ça avait empiré. J’avais beau être une amoureuse absolue des odeurs et avoir beaucoup écrit dessus, sur les parfums comme sur les vins, j’ignorais qu’on pouvait perdre l’odorat. On sait tous qu’on peut souffrir de cécité, ce doit être le cauchemar dominant, mais l’odorat je n’y pensais même pas.
Ça a participé à ma sidération quand je m’en suis rendu compte. J’avais le sentiment de regarder le monde autour de moi à travers une vitre. Pourtant, c’était l’été en Corse et il y avait énormément de stimulations olfactives. Il est difficile de réaliser qu’il vous manque quelque chose d’aussi essentiel mais dont on n’a jamais vraiment pris conscience de l’importance auparavant. L’odorat est tellement ancré en nous que sa disparition est complètement perturbante. D’un seul coup, il n’y a plus rien. J’ai perdu pied, j’avais presque l’impression de perdre l’équilibre.
Pourtant, vous ressentez que la perte de ce sens est banalisée par les autres…
Les gens étaient compréhensifs bien sûr, mais on me disait: «Faut voir le bon côté des choses, tu ne sens pas les poubelles!» Mais l’odorat c’est bien plus que ça. Ce sens que nous convoquons bien malgré nous est un point de repère émotionnel et géographique. Par exemple, c’est très compliqué de ne plus être en lien avec sa propre odeur. D’une certaine manière, c’est comme si on n’existait plus. On ne se rend pas compte à quel point on est toujours connecté à sa propre odeur et à celles des autres.
Dans mon livre, je cite une étude scientifique incroyable menée il y a quelques années. Les chercheurs demandent à un groupe de personnes de se saluer en hochant la tête et à l’autre groupe de le faire en se serrant la main. Ils réalisent que la plupart des gens qui se serrent la main, inconsciemment, la passent ensuite près du nez, une manière de sentir l’odeur de l’autre. C’est ça qui est fou, les humains ont gardé quelque chose de l’ordre du reniflage. Les expressions d’ailleurs ne naissent jamais par hasard. Quand on entend «je ne peux pas sentir quelqu’un», cela veut bien dire que ce que la personne dégage m’indispose au plus haut point. On a un rapport inconscient à l’odeur des autres. Quand il y a une alchimie entre deux personnes, ça peut très souvent reposer sur l’odeur, avec le Covid, beaucoup de gens s’en sont rendu compte.
Après un premier rendez-vous médical assez fataliste, vous rencontrez à Paris la médecin ORL Corinne Eloit, avec qui vous démarrez un processus de resensibilisation…
Oui, c’est par elle que j’ai réalisé que j’avais eu de la chance de m’en rendre compte tout de suite, car ce n’est pas toujours le cas. A priori le nez est toujours en fonction et le cerveau aussi. C’est toute la chaîne intermédiaire qui se charge de transmettre les informations de l’odeur qu’il s’agit de restaurer, pour reconnecter la sensation au décodage par le cerveau de ce qu’est telle odeur. Je pouvais dès lors commencer des exercices de rééducation. Matin et soir, je sentais onze petites fioles. Il y avait du cumin, de la cannelle, du café, de la vanille, du vinaigre… Autant de senteurs qu’il fallait réintroduire, un processus important pour les neurones.
Passé le premier choc, vous entamez de nombreuses recherches sur le sujet, vous aviez besoin de comprendre…
Au départ, le tableau était assez noir. Je lisais que les gens souffrant d’anosmie font des dépressions ou ont beaucoup plus de risques dans la sphère domestique puisqu’ils ne sentent plus le gaz ou la fumée. Il s’avère que j’ai besoin de comprendre tout ce qui m’angoisse pour être moins angoissée. L’odorat étant un sens chimique, c’était compliqué à appréhender pour moi qui ai peu de notions dans le domaine. On a tous dans l’idée qu’il y a des odeurs fortes, d’autres tenaces ou légères et agréables mais en fait pas du tout. C’est une histoire de lien entre les molécules et il n’y a pas de valeur positive ou négative accordée à cet agencement. C’est notre cerveau qui les façonne, ce qui explique aussi que personne ne sent les choses de la même manière.
Pour la rédaction du livre, j’ai interviewé une chimiste qui donne cours à des jeunes chercheurs destinés à travailler dans l’industrie du parfum. Chaque année, elle fait sentir aux nouveaux venus tout un panel d’odeurs. Elle s’est rendu compte qu’une grande majorité des personnes étaient anosmiques à l’une d’entre elles. C’est-à-dire que vous êtes potentiellement beaucoup plus sensible à certains arômes que l’un de vos proches et vice-versa. Finalement, l’impossibilité qu’on a à nommer les odeurs c’est peut-être l’idée qu’il y a un impossible consensus.
« Les humains ont gardé quelque chose de l’ordre du reniflage«
Les odeurs conservent encore aujourd’hui une grande part de mystère?
La science avance à grands pas pour savoir quelle molécule va donner quelle senteur, mais il y a encore des choses qui échappent à la logique mathématique. C’est comme une gigantesque symphonie, quand on sait que théoriquement il y aurait mille milliards d’odeurs…
Dans votre livre, l’amour de la cuisine se lit en filigrane. Sans odorat, qu’est devenu votre rapport à la nourriture?
Le grand public pense que le goût, c’est ce qu’il y a de plus important quand on mange. Or le goût c’est stricto sensu: le sucré, le salé, l’amer, l’acide. Quand on mange, tous les arômes sont révélés par l’odorat. C’est un processus assez complexe mais les arômes remontent par l’arrière de la gorge jusqu’au système olfactif. Ainsi, 80% de nos sensations quand nous mangeons on les doit à l’odorat et non au goût. J’ai toujours beaucoup aimé manger, c’était à la fois gourmand, car j’étais fan de dessert, et gourmet, car j’aimais bien découvrir.
Les premiers mois ont été très difficiles. Rien ne sentait donc rien ne goûtait, c’était très dur. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup de gens atteints d’anosmie ont des épisodes anorexiques ou boulimiques. Le rapport à la nourriture, à la satiété est complètement perturbé. Il n’y a plus de plaisir parce que vous ne sentez plus rien, c’est compliqué de continuer à avoir envie de manger.
Cinq ans plus tard, où en êtes-vous? Avez-vous retrouvé l’odorat?
Je n’ai pas retrouvé l’odorat. En revanche, ce que j’ai un peu retrouvé c’est la rétro-olfaction, donc pas ce qu’on sent dans l’air quand on respire, mais bien ce qu’on sent des arômes qui se libèrent dans la bouche quand on mange ou quand on boit. En fait, la chaleur de la bouche et l’action de certaines enzymes libèrent des molécules de manière encore plus puissante que lorsque nous respirons dans l’air et nous permettent de sentir avec beaucoup plus d’acuité que quand on respire.
Mais il y a toujours des embranchements qui n’ont pas bien pris. Par exemple, quand je mange du melon ou une mandarine, ça sent le curry. C’est comme si ça s’était reconnecté mais pas au bon endroit. Malgré tout, d’avoir à nouveau des sensations m’a ramenée à la joie de manger, mais aussi de partager un repas avec quelqu’un, d’être dans une communion qui pendant un moment m’était impossible. Il y avait un grand soulagement de pouvoir sentir quelques nouvelles petites choses, certes fugaces. J’avais l’impression d’être reconnectée au monde.
Parallèlement à vos investigations scientifiques, votre livre est parsemé de témoignages de professionnels du flair, c’était votre manière à vous de rendre hommage aux odeurs?
Oui complètement, j’ai toujours eu énormément d’admiration et d’amour pour les gens que j’appelle les orfèvres des odeurs, ceux qui arrivent à faire des miracles avec ce que la nature nous donne. Les parfumeurs sont vraiment dans la chimie, mais à mon sens ce sont aussi des poètes. Ils sont capables de procurer tellement d’émotions à partir de molécules et ça me touche énormément.
Quant aux chefs ou aux vignerons, ils parlent beaucoup de leur enfance comme fondatrice. On manque de mots pour les odeurs et eux en mettent de très beaux. C’est une manière de donner la parole à des gens qui exercent des métiers fabuleux mais de différentes manières et dont le résultat est magnifique. Ce qui m’apparaît être leur point commun c’est la curiosité, celle des odeurs et des autres. C’est aussi la preuve qu’on peut développer son odorat de mille manières.
Finalement, sentir serait un peu un alliage entre chimie et émotions. Ecrire ce livre a-t-il été salvateur?
Au début, je ne me sentais pas toujours d’attaque pour raconter ce que je traversais. Le livre est né de ça, de l’envie d’expliquer comment ça marchait, de mettre fin à pas mal de croyances, notamment celle qui veut que l’odorat soit un sens animal, et ne serait plus tellement utile. J’ai tout de suite sublimé ce handicap en écrivant. Devenir le sujet de mon enquête m’a permis de mettre l’anosmie à distance. On vit dans des civilisations d’images, pour autant je pense que l’odorat, notre faculté de sentir, est quelque chose qu’il faut chérir, qui développe notre sensibilité tout simplement.
(*) A la recherche des odeurs perdues, par Françoise-Marie Santucci, éditions Grasset.
En bref
Françoise-Marie Santucci naît en 1969, à Bastia (Corse). Elle grandit à Abidjan, en Côte d’Ivoire, avant de s’installer plus tard à Paris.
Journaliste, elle devient rédactrice en chef de Next, supplément mensuel de Libération, avant d’intégrer ELLE Magazine, en tant que directrice de rédaction jusqu’en 2016.
Passionnée de mode, elle fut proche de Karl Lagerfeld et écrira en 2008 la biographie Kate Moss, enquête sur un mythe (éditions Flammarion).
Dix ans plus tard, paraît son premier roman Ton monde vaut mieux que le mien (éditions Flammarion).
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