Comment la perte de l’odorat peut nous affecter psychologiquement

© ILLUSTRATION MAAIKE OTTOY
Aurélie Wehrlin Journaliste

Dans un lointain passé, nous avions besoin de notre nez pour survivre. Mais depuis que nous ne chassons plus pour manger, nous nous fions surtout à nos yeux et nos oreilles. Avec le coronavirus, et la perte d’odorat qu’il peut provoquer, nous nous rendons à nouveau compte que les odeurs jouent, dans nos vies, un rôle plus grand que nous le pensions.

Le nez est le grand oublié parmi les sens. Nous vivons dans un monde audiovisuel où nous nous basons surtout sur ce que nous voyons et entendons, non sur ce que nous sentons. Les philosophes de l’Antiquité comme Aristote et Platon considéraient l’odorat comme le plus animal des sens, qui ne pouvait rien apporter à un être doté d’intelligence. Avec des conséquences importantes: pendant des siècles, le nez a été négligé et peu étudié. Jusqu’à aujourd’hui, c’est le sens que nous connaissons le moins bien. Ce n’est que dans les années 90 que Richard Axel et Linda Buck ont compris comment il fonctionnait exactement en découvrant les récepteurs olfactifs. « L’air que nous inspirons va dans les poumons mais aussi en partie vers le haut, dans le nez, explique le docteur Lerut, spécialiste en oto-rhino-laryngologie à l’hôpital Sint-Jan à Bruges. C’est là que les molécules odorantes se collent à une muqueuse qui contient les récepteurs. Ceux-ci reconnaissent les molécules à leur forme et transmettent cette information au nerf olfactif, dans lequel les odeurs sont traitées et envoyées au cerveau. »

Lente guérison

Un des symptômes les plus importants d’une contamination à la Covid-19 semble être la perte soudaine du goût et de l’odorat. Quatre patients sur cinq auraient subi une diminution (hyposmie) ou même la disparition (anosmie) de leurs capacités olfactives et gustatives. « Cela peut être temporaire, précisait le professeur en ORL Philippe Gevaert, de l’hôpital universitaire de Gand, à la radio il y a quelque temps. Lorsque le virus fait gonfler la muqueuse, les molécules odorantes ne peuvent plus atteindre le nerf olfactif. »

Ce fut le cas pour Paul, 38 ans, qui tout à coup n’a plus rien senti, peu de temps après avoir été testé positif. « J’étais en train de changer le lange de mon fils, mais je ne percevais aucune odeur. Pareil pour la nourriture du chat. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il y avait quelque chose qui clochait. » Ses repas n’avaient plus de goût non plus. « Je sentais encore quelque chose, oui, mais il n’y avait plus de plaisir. C’était angoissant parce que j’aime manger et faire des câlins à mon fils. Heureusement, après deux semaines, c’est revenu progressivement. »

La situation est plus grave quand l’infection virale abîme le nerf olfactif. Dans ce cas, l’odorat peut disparaître définitivement. « Dans 70% des cas, il y aura une guérison partielle ou totale, affirme le professeur Gevaert. Mais ça peut parfois durer plus d’un an. » En mars de l’année dernière, Jeffrey, 54 ans, a été contaminé par le coronavirus. Pendant deux semaines, il n’a eu que des symptômes légers, dont des maux de tête, une toux sèche et la perte de l’odorat et du goût. Onze mois plus tard, son odorat n’est toujours pas complètement rétabli. « Je pense que je sens environ la moitié ou les deux tiers de ce que je pouvais sentir avant. C’est seulement quand une odeur est très forte que je la perçois. Par exemple, je ne sens pas que le chat a fait ses besoins, même si je suis juste à côté de son bac. Et souvent je ne remarque une odeur que si quelqu’un attire mon attention dessus. Alors, je peux la percevoir, mais je dois consciemment faire un effort pour ça. »

« Une infection virale comme la Covid-19 ou un banal rhume est une des plus importantes causes de la perte d’odorat, explique le docteur Lerut. Des affections comme des allergies, une sinusite chronique ou les polypes nasaux sont courants et peuvent heureusement être traités avec des médicaments comme des sprays pour le nez ou de la cortisone. On compte parmi les autres causes un traumatisme crânien après une chute, certaines pathologies neurologiques comme la maladie de Parkinson ou une anomalie congénitale. » Le docteur Lerut estime que 5% de la population souffre d’anosmie. « C’est beaucoup. » Mais on n’y consacre que peu d’attention. « Cela s’explique par le fait que les dommages ne sont pas visibles, explique-t-il. Lorsque quelqu’un est aveugle, ça se voit. C’est déjà plus difficile pour les malentendants et tout à fait invisible pour quelqu’un qui a perdu son odorat et son goût, alors que cette personne éprouve un impact énorme sur sa vie. »

L’odeur de la maison

Les conséquences d’une vie sans odeurs peuvent être très importantes. En premier lieu pour les personnes qui ont besoin de leur nez dans leur vie professionnelle, comme les cuisiniers, les sommeliers, les parfumeurs, mais aussi les plombiers ou les pompiers. Mais la plus grande perte pour la plupart est sans aucun doute le plaisir de manger et de boire. « Les papilles gustatives sur la langue distinguent les cinq saveurs primaires, développe le docteur Lerut. Mais le reste des arômes, c’est-à-dire de 80 à 90%, vient du nez. Si cela disparaît, tout a l’air fade. Les gens qui n’ont plus d’odorat vont épicer exagérément leur nourriture et lui donner de la texture pour quand même ressentir encore quelque chose. »

Etre privé de ce sens peut aussi être dangereux, par exemple quand on ne remarque pas que quelque chose est en train de brûler, qu’il y a une odeur de gaz ou que la nourriture est avariée. Julie, 24 ans, qui n’a jamais eu d’odorat, a résolu ces problèmes: « On peut trouver des solutions avec des détecteurs de gaz ou d’incendie. Et je vérifie toujours la date de péremption des aliments. » Mais cette situation la rend anxieuse de temps en temps. « J’ai parfois peur de sentir mauvais. Mais je me lave tous les jours, je me brosse les dents deux fois par jour et je compte sur le fait que ma famille et mes amis me préviendront. Pour être sûre, j’ai toujours du déodorant avec moi. »

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Fiona

Sur le plan émotionnel aussi, la perte de l’odorat semble avoir un impact plus grand que ce qu’on suppose. « Au niveau neurologique, il y a un lien direct entre l’odorat, la mémoire et les émotions, explique le docteur Lerut. Les odeurs vont convoquer certaines émotions et certains souvenirs beaucoup plus vite que des photos ou des sons. »

C’est ce dont Fiona, 32 ans, a fait l’expérience quand elle a soudain perdu l’odorat suite à une mauvaise chute. « Ça me rendait angoissée mais aussi plus sombre et triste, parce que pour moi les odeurs sont très fort liées aux émotions et aux souvenirs. L’odeur de mon compagnon, par exemple, me ramène à nos premières soirées ensemble dans le canapé, notre lit, notre nid. Les senteurs qui me font penser à la maison de ma grand-mère, à ma maison, à la lessive d’un ami proche sont aussi très précieuses. » Les premiers stimuli olfactifs sont revenus assez vite, mais au départ, Fiona ne pouvait pas les connecter à quelque chose. Avec l’aide de gouttes nasales, d’un entraînement intensif et de beaucoup de patience, son odorat s’est en grande partie rétabli, plus de deux ans après l’accident. « Chaque odeur qui revenait était comme un Eureka. Je suis aujourd’hui encore plus consciemment reconnaissante parce que j’ai expérimenté ce que c’était de ne plus rien sentir. »

L’ampleur des conséquences psychologiques est encore en grande partie inconnue et surtout sous-estimée, parce que peu étudiée. C’est ce qu’affirme le professeur Rudi D’Hooge, spécialiste en psychologie biologique à la KU Leuven. « La perception des odeurs et l’association des émotions à celles-ci se passe en grande partie de manière inconsciente. » Le professeur pense que ce sont surtout leurs fonctions sociales qui ont, à long terme, le plus d’impact sur les gens: « Les odeurs qui déclenchent un sentiment de confiance, de sécurité, des souvenirs, des réactions émotionnelles… On remarque seulement après un certain temps qu’elles ne sont plus là et que cela appauvrit sa vie sociale et intime. On n’arrive pas à mettre le doigt dessus mais on perçoit que quelque chose ne va pas et que sa qualité de vie a diminué. »

Entraîner l’odorat

Que peut-on faire pour traiter la perte de l’odorat? « Pour l’instant, il existe peu de traitements », reconnaît le docteur Lerut. Au centre pour les troubles de l’odorat et du goût qu’il a fondé à l’hôpital Sint-Jan à Bruges avec le docteur Anne-Sophie Vinck, le nez, la gorge et les oreilles des patients sont examinés en profondeur. Avec en complément un scanner du nerf olfactif, une analyse sanguine et des tests de l’odorat et du goût pour savoir dans quelle mesure on peut percevoir certaines odeurs. « Nous savons ainsi estimer correctement ce qu’un patient peut attendre comme guérison. » Mais il y a aussi une bonne nouvelle: « Le nerf olfactif est capable de se reconstituer. »

Le professeur allemand Thomas Hummel, lié à l’université de Dresde, a découvert que l’on peut accélérer le processus en sentant deux fois par jour intensivement trois à quatre odeurs différentes. Il a développé dans ce but un kit spécial (à se procurer sur le site nko-winkel.be), mais il est aussi possible d’utiliser des huiles essentielles ou un coffret de senteurs avec lequel les amateurs de vin exercent leur nez.

Il est nécessaire d’y aller par étapes: commencer avec des odeurs très différentes (par exemples des épices, des fleurs, des fruits, du café). Une fois que l’on est capable de les reconnaître à l’aveugle, on passe à des parfums plus semblables pour apprendre à distinguer les nuances, comme avec le citron, le citron vert et le pamplemousse. Pour un bon résultat, il faut continuer pendant au moins deux mois. Des ressources comme fifthsense.org.uk et anosmie.org peuvent être un soutien dans ce long processus de guérison, pour, au bout, avoir enfin à nouveau du nez.

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