« Il n’existe pas de guerre des générations »: le Professeur Bobby Duffy démonte les stéréotypes générationnels

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Aurélie Wehrlin Journaliste

Selon le chercheur britannique Bobby Duffy, jeunes et personnes âgées se ressemblent plus que nous ne le pensons. Ce qui a changé, c’est le monde qui les entoure. Davantage qu’une guerre des générations, cela génère un éloignement entre tous.

Les Millennials s’ennuient vite et préfèrent travailler le moins possible? Faux: les générations précédentes changeaient plus souvent d’employeur dans leur jeunesse et nous travaillons tous moins d’heures par semaine qu’auparavant. La Gen Z est plus verte? Encore faux: le climat préoccupe quasi autant leurs aînés et le boycott des entreprises est l’apanage des boomers (nés entre 1945 et 65) et de la génération X (née entre 1966 et 79).

Dans son dernier livre, Generations (Atlantic Books), Bobby Duffy, spécialiste des sciences sociales et directeur du Policy Institute du King’s College de Londres, démonte plusieurs stéréotypes générationnels. Selon lui, ceux-ci doivent leur persistance à de mauvaises recherches, à des reportages à sensations, aux consultants en marketing et ressources humaines et au monde politique: « Ces préjugés répondent à notre besoin de comprendre quelle est notre place dans le monde. Nous parlons de ce que nous sommes ou ne sommes pas, et nous faisons de même pour les autres. Ces récits sont liés à notre expérience, notre environnement: enfants, nous nous sentons liés à nos pairs et remarquons que nous sommes différents de nos parents. Dans les recherches, les participants citent leur âge comme un élément important de leur identité. Après leurs intérêts, valeurs et opinions, mais avant leur classe sociale, leurs origines, leur religion. Ces stéréotypes ont la vie dure. Ça n’a rien d’étonnant: notre cerveau aime classer et raffole d’explications simples pour des phénomènes complexes. »

Si la façon dont les gens se comportent n’a pas grand-chose à voir avec leur année de naissance, quels facteurs entrent en jeu?

L’étape de la vie dans laquelle nous nous trouvons, d’abord. Les moments-clés tels que « prendre son indépendance », « faire des enfants » et « prendre sa retraite » réorganisent nos priorités. Par exemple, la valeur que nous accordons au fait de gagner de l’argent diminue avec l’âge. Outre le cycle de la vie, nous sommes influencés par des effets de période: des événements soudains, comme une crise économique ou une pandémie, et des tendances sociales lentes qui nous touchent tous. Toutes les générations étaient plus préoccupées par le terrorisme après les attentats de 2015 et 2016… Enfin, il existe des effets de cohorte: des différences stables entre les personnes qui sont liées à l’époque spécifique dans laquelle elles ont grandi. Les jeunes boivent moins que leurs aînés et accordent moins d’importance à la religion, par exemple. Il ne s’agit pas d’un effet d’époque: chaque génération reste assez constante dans le temps en termes de consommation d’alcool et d’engagement religieux. Mais beaucoup de phénomènes que nous considérons comme générationnels ne le sont pas.

Les gens deviennent-ils plus conservateurs avec l’âge?

En termes de comportement électoral, oui. Mais les plus âgés suivent aussi les évolutions culturelles générales, concernant par exemple l’homosexualité, leur vision du rôle des femmes au sein de la famille ou leur opinion en matière d’égalité raciale. Ils sont moins progressistes que les plus jeunes parce qu’ils ont grandi à une époque où les idées étaient différentes, mais l’écart est faible, leurs opinions évoluent dans la même direction. Nous ne cessons pas de changer à un moment et nous ne devenons pas de plus en plus rigides: vieillir est un phénomène plus complexe.

‘Notre cerveau aime classer et raffole d’explications simples pour des phénomènes complexes.’

Les baby-boomers avaient déjà un mode de vie et des idées différents de leurs parents. Pourtant, il n’est pas question de rupture entre les générations…

Notre société a beaucoup changé au cours des dernières décennies, mais cette évolution n’a pas commencé avec les Millennials. Aujourd’hui, les opinions des jeunes et des moins jeunes diffèrent principalement sur de nouveaux sujets tels que le Black Lives Matter, l’identité de genre et les droits des personnes transgenres, mais c’est généralement le début d’un changement dans lequel les anciennes générations suivent les plus jeunes. Cet écart n’est pas plus grand aujourd’hui qu’il ne l’était dans les années 60. Cette impression est un effet d’époque: l’attention croissante portée aux questions complexes dans les médias, la politique et sur les réseaux sociaux, les conditions économiques difficiles et la baisse du pouvoir d’achat nous rendent sensibles aux changements de société. On a l’impression d’une guerre entre l’enthousiasme des jeunes et l’immobilisme des aînés, mais les différences sont ailleurs.

Aujourd’hui, le plus grand fossé serait financier?

Les baby-boomers ont connu de meilleures conditions économiques que leurs enfants et ont vu leurs revenus augmenter. Beaucoup ont pu acheter une maison jeunes et récolter les fruits de l’augmentation de la valeur de leur bien. Les jeunes générations ont, elles, vu leurs revenus stagner, alors que le prix de l’immobilier augmentait. En conséquence, les jeunes deviennent financièrement indépendants et quittent le foyer familial plus tard. Certains effets du cycle de la vie se manifestent donc avec du retard. Les jeunes ne sont pas radicalement différents en ce qui concerne la possession d’une voiture, l’activité sexuelle, le mariage et la fécondité, mais leur maturité retardée signifie qu’il faut plus de temps pour que les similitudes avec les générations précédentes apparaissent. Le fait que les jeunes quittent le nid plus tard n’a donc rien à voir avec des caractéristiques intrinsèques à cette génération. Le facteur crucial, ce sont les circonstances, mais celles-ci se perdent dans les stéréotypes – les Millennials et la Gen Z seraient paresseux et ne sauraient pas se gérer.

Nous les tenons donc responsables d’événements sur lesquels ils ont finalement peu d’influence?

Oui. C’est ce qu’on appelle l’erreur fondamentale d’attribution: notre tendance à expliquer le comportement et les expériences des autres sur la base de traits de personnalité, alors que nous sommes nous-mêmes victimes du contexte. Si nous coupons la route à quelqu’un, c’est parce que nous sommes en retard ; si quelqu’un d’autre le fait, c’est parce que c’est un abruti. Pareil pour le succès: quand nous réussissons, c’est grâce à notre motivation ; quand c’est le cas de quelqu’un d’autre, c’est l’oeuvre de la chance. Cela se reflète dans la façon dont les jeunes sont submergés de conseils pour vivre plus frugalement, épargner et investir correctement – comme si les baby-boomers ne devaient leur richesse qu’à eux-mêmes! Nous reprochons aux jeunes d’être matérialistes, alors que cette attitude n’est pas seulement liée à leur stade de vie, mais au contexte: l’argent devient plus important lorsque vos perspectives financières sont minces.

Les jeunes vivent plus longtemps avec leurs parents mais vous craignez que les générations s’éloignent…

Nous traversons une époque risquée. L’écart se creuse sur le plan technologique car les jeunes utilisent des médias sociaux différents de leurs aînés. Ce sont des conditions propices aux stéréotypes: moins nous avons de contacts avec les autres groupes de la société, plus le risque de malentendus est grand. De plus, nous pouvons sans cesse exprimer nos griefs à l’égard des autres générations sur ces réseaux, nous identifiant encore davantage à notre groupe d’âge. L’une de nos priorités après la pandémie est de rétablir les contacts entre les générations, essentiels aux relations positives.

 »Il n’existe pas de guerre des générations, le plus grand danger est que l’on s’éloigne les uns des autres. »

Remarquez-vous déjà des signes de ressentiment croissant?

Avant, au Royaume-Uni, la préférence pour un parti était fondée sur la classe sociale et les revenus. Aujourd’hui, l’écart d’âge dans le comportement électoral est plus important que jamais: les septuagénaires votent massivement pour les conservateurs, la majorité des nouveaux électeurs choisissent les travaillistes. Tant les partis politiques que les médias traduisent de plus en plus les problèmes en termes générationnels. Non sans danger: pour l’instant, les différences ne sont pas considérables, mais en opposant sans cesse les gens, ça peut changer. Les histoires de personnes âgées qui ont volé l’avenir de la jeunesse créent notre réalité, surtout en cette période d’incertitude et de faibles perspectives économiques.

Vous affirmez que la pandémie touche davantage les plus jeunes.

Ils en souffrent à plusieurs niveaux. Sur le plan économique, parce qu’ils sont plus susceptibles de travailler dans des secteurs touchés tels que l’horeca, mais aussi sur le plan mental, parce que la socialisation avec les autres est importante à leur stade de vie et qu’ils sont en moyenne plus à l’étroit et mal logés que les générations précédentes. Ils vivront aussi plus longtemps avec les effets à long terme de la pandémie. Les personnes qui entrent sur le marché du travail dans des circonstances difficiles en garderont la trace toute leur vie en termes d’avancement professionnel et financier. En outre, nous acquérons principalement nos valeurs et notre comportement à la fin de l’adolescence: les événements subis ces années-là laissent une forte empreinte sur notre développement. Donc non, la pandémie n’est pas un effet de période uniforme pour tous, l’âge est un élément-clé.

La pandémie fait donc aussi pression sur la solidarité intergénérationnelle?

Il convient de ne pas se focaliser sur un soi-disant problème générationnel, mais plutôt sur le fait que les mesures visant à protéger les personnes âgées et vulnérables ont été observées en masse, y compris par les jeunes. Cela ne me surprend pas ; nos liens familiaux créent un lien direct avec les autres générations, souvent plus étroit qu’avec les personnes de notre âge. L’important est que, grâce aux vaccins, nous nous débarrassions au plus vite des mesures sanitaires qui visent à séparer les jeunes et les vieux. Il n’existe pas de guerre des générations, le plus grand danger est que l’on s’éloigne les uns des autres.

Partagez-vous les grandes attentes que beaucoup ont envers les jeunes?

Je comprends que quelqu’un comme Barack Obama veuille insuffler de l’espoir, mais nous ne devons pas leur donner un faux sentiment de sécurité. Il n’existe pas d’évolution inéluctable vers une plus grande égalité socio-économique ou un monde plus durable. Les jeunes ne sont pas aussi d’accord sur ces questions que les stéréotypes le suggèrent, leurs habitudes de consommation n’indiquent pas de changements. De nouvelles phases de vie ainsi que des crises et effets d’époque influenceront leur parcours. Les défis d’aujourd’hui requièrent le soutien de tous, parce que les personnes âgées ont le dessus, tant sur le plan démographique que financier, et que des questions comme le climat les préoccupent également. Ne suggérons pas aux jeunes qu’ils ne peuvent pas compter sur leurs aînés. Cela reviendrait à repousser les problèmes existants, tout en en créant de nouveaux.

Psycho |
© SDP

Generations, par Bobby Duffy, Atlantic Books. atlantic-books.co.uk

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