Le langage non verbal au temps du port du masque et des réunions Zoom
Le Covid a modifié notre rapport au corps. De nous à nous et entre nous. Il a donc aussi changé notre langage non verbal. Philippe Turchet, spécialiste en synergologie, décrypte cette nouvelle façon qu’ont nos yeux et tout le reste de s’exprimer désormais.
Docteur en sciences du langage et directeur d’une agence qui gère le sujet, Philippe Turchet développe depuis plus de trente ans le concept de synergologie. En deux mots, il s’agit de la discipline qui décode le fonctionnement de notre tête à l’aide du langage de notre corps. Décrypter les indices de communication non verbale de notre interlocuteur peut notamment permettre de désamorcer certaines situations potentiellement conflictuelles. Mais en ces temps covidés, cette notion a évidemment été bouleversée. C’est ce que nous confirme l’auteur du Grand livre de la synergologie, bible en la matière, réactualisée en ce mois de janvier (*), quand nous l’interviewons par téléphone, alors qu’il est au Canada.
Comment estimez-vous que la pandémie a modifié nos rapports humains?
Le masque a changé beaucoup de choses, et pas pour le meilleur. Il a dés-affecté les visages et les relations corporelles. Là où avant on pouvait exprimer énormément de choses dans le non-verbal, aujourd’hui ce n’est plus le cas. Prenez le nez. Quand on se le pince, c’est, globalement, qu’il y a un problème dans ce que dit la personne face à nous… et que nous ne savons pas comment le lui dire. Aujourd’hui, le nez est sous le masque. Alors, évidemment, dans ce cas-là, le sourcil gagne en importance. Dans les premiers mois de la pandémie, le langage du haut du visage a pris beaucoup d’importance. Le problème, c’est que, très vite, tout le monde s’est installé dans une sorte de confort un peu paresseux. On a arrêté de surverbaliser les visages. Ce qui aurait pourtant été indispensable pour dépasser le port du masque.
Tout le monde s’est installé dans une sorte de confort un peu paresseux
Le haut du visage reste quand même plus important, non?
C’est vrai qu’on continue à chercher dans le visage de l’autre des signes de message, et qu’avec le masque, ce sont les yeux qui « prennent tout ». Il y a bien sûr l’importance de ce qu’ils expriment directement. Mais on peut aussi regarder les muscles autour. Nous en avons des striés, sur lesquels nous exerçons un certain contrôle, et des lisses, qui mettent entre 40 et 400 fois plus de temps à se détendre. Ce sont eux qui sont responsables des contractions du visage et qui laissent finalement des traces, comme les fameux sourcils en V ou la ride horizontale sur le front. Les émotions que nous ressentons le plus souvent finissent par s’imprimer durablement et deviennent des rides d’expression. Les pattes d’oie au coin des yeux apparaissant par exemple lorsque nous rions de bon coeur et finissent par graver notre bonne humeur sur le visage, et sans doute porter les autres à nous trouver sympathique. Quant aux feuillets palpébraux ( NDLR: la peau qui se trouve au-dessus et en dessous des yeux), ils renseignent de nombreuses choses. La fatigue, l’irritabilité, le sentiment amoureux passent par ce canal, davantage exposé quand nous portons le masque. Quand on est triste par exemple, les paupières supérieures s’affaissent.
Et qu’en est-il des mains?
On les utilise moins! Dans la vie normale, nous accompagnons notre parole de gestes. Avec le masque, nous constatons que l’autre ne voit pas notre bouche et ce que nous disons. Donc nous nous concentrons pour qu’il comprenne avant tout. Nous savons aussi que notre visage étant à moitié caché, nous faisons moins passer d’indices émotionnels. Résultat, comme les mains accompagnaient ces indices pour les compléter, et pas les remplacer, nous ne faisons plus de gestes non plus.
Et les réunions Zoom et autres, quelle influence ont-elles?
La synergologie permet de détecter à l’avance le langage du corps de l’autre pour désamorcer certaines mécompréhensions. Le corps parle avant les mots et les complète. C’est une obligation ancestrale liée à la lutte pour la survie. Nous commençons à réagir puis nous donnons du sens verbalement à ce que nous avons amorcé par l’action. Exemple: notre chef demande si nous sommes d’accord avec ce qu’il vient de dire ; nous répondons « oui ».
Si avant, nous avons serré les lèvres, ça veut dire « oui, mais… » Si nous tournons légèrement la tête, c’est que nous nous méfions. Si nous penchons clairement la tête, c’est que nous sommes d’accord. Or l‘écran aplatit tout. Une forme d’empathie se perd.
Pouvez-vous développer?
Des caméras thermographiques mettent en évidence que dans la vraie vie, nos visages se réchauffent lorsque nous nous rapprochons de l’autre, ce n’est pas le cas devant un écran. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui, durant ces réunions, collent leur visage à 5 cm de l’écran sans que cela ne dérange personne. En présentiel, cela nous gênerait mais pas ici, car certains neurones cessent de travailler et une forme d’empathie disparaît. De nombreux éléments péri-verbaux n’existent pas quand on est en vidéoconférence. Par exemple, face à une personne en direct, on fait travailler nos neurones miroir. Ils permettent de comprendre les intentions de cette personne. De l’imiter, aussi. Et d’apprendre d’elle. Plus prosaïquement, c’est ce qui fait qu’on baille quand la personne en face de nous baille ou que l’on pleure devant un film triste. Lors d’un Zoom, l’écran modifie la façon dont nous percevons les réactions du visage de l’autre…
Un visage qui s’ouvre à la communication, ça se voit en vrai, pas en vidéo. En tout cas, beaucoup moins…
C’est pour ça qu’on se comprend moins bien lors d’une vidéo-conférence?
Oui! En outre, on multiplie les canaux de communication, avec le fond sur lequel on parle, qui est différent pour chaque intervenant. Si on est dans sa cuisine, dans sa bibliothèque ou qu’on a choisi un fond prédéterminé, le message qu’on renvoie ne sera pas le même. Il y a également le « problème » des mains.
Les mains expriment beaucoup de choses. Si je dirige l’échange, je vais les montrer, les poser sur la table… Si je suis dans l’attente que l’autre dirige la conversation, je les mettrai en dessous de la table. C’est plus difficile à percevoir avec le cadrage d’une caméra. Le corps est calé, il ne dit rien, ou presque. En live, on peut regarder l’autre directement dans les yeux pour lui dire qu’il a la parole. A l’écran, on n’a plus de possibilité de se tourner vers quelqu’un pour lui demander son avis. On ne sait plus qui peut parler, la parole flotte et la communication s’étiole.
Il faudrait abolir les réunions Zoom?
Bien sûr que non. Je donne moi-même énormément de conférences, depuis la crise sanitaire, par médias interposés. C’est un outil incroyable qui permet de bien se concentrer. Mais à côté, il faut insister sur l’aspect qualitatif du lien direct. Ne pas remplacer totalement le travail par du télétravail. Les moments « machines à café », par exemple, sont essentiels et doivent revenir. Sur les écrans, on présente un autre visage que le sien à l’autre. Se présenter de son profil gauche ou droit, par exemple, change tout. On peut le voir sur les photos de profils Facebook, notamment. Par exemple, il est prouvé que les personnes plus littéraires montrent davantage leur côté gauche. Par vidéo, on ne peut pas bien mesurer les mouvements des muscles lisses du visage ou bien les mouvements des sourcils. Or, c’est essentiel, parce que ce sont des muscles qui bougent immensément vite et disent beaucoup de ce que nous ressentons. Un visage qui s’ouvre à la communication, ça se voit en vrai, pas en vidéo. En tout cas, beaucoup moins…
En bref Philippe Turchet
Philippe Turchet est docteur en sciences du langage et chercheur associé au Laboratoire MoDyCo à l’Université de Paris-Nanterre.
Il a fondé le concept de synergologie, étudié aujourd’hui dans de nombreuses universités dans le monde.
Il a écrit pour la première fois son best-seller, Le grand livre de la synergologie, il y a trente ans. Ce livre est un panorama de la communication non verbale. La nouvelle mouture, qu’il a sortie en ce mois de janvier, est plus qu’une réédition car elle intègre les changements induits par le numérique et les écrans.
Il a également publié un ouvrage qui traite de la synergologie appliquée aux codes de la séduction ( Les codes inconscients de la séduction, éditions Pocket).
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